Comment les indigénistes tissent leur toile

Laurent-David Samama
Des bancs de l’université aux débats de société, le Parti des Indigènes de la Républiques (PIR) a étendu son influence bien au-delà de son cercle initial. Jusqu’à devenir incontournable ?
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Ses interventions et prises de positions enflammées peuplent la toile d’un vocabulaire pyromane. A l’heure du buzz, Houria Bouteldja, militante née en 1973 à Constantine, soigne les apparences. Elle se montre le plus souvent coiffée d’un keffieh, comme d’autres portent une écharpe rouge ou un nœud papillon. Le verbe est haut, les idées au ras des pâquerettes. Mais que défend-elle au juste ? Pour le dire sans faire de vague, une réinterprétation des rapports humains hérités de l’histoire coloniale. Une prise de conscience de la part des enfants d’immigrés de leur condition politique, en distinguant d’un côté les opprimés – « indigènes » – et leurs oppresseurs – « blancs » -, ces derniers étant bien aidés par des agents au rôle trouble, perçus comme des traîtres – « les Juifs » – évidemment… A la tête du Parti des Indigènes de la République jusqu’à très récemment encore, Bouteldja sait que les symboles comptent. Lorsqu’elle nomme son parti, entourée de quelques amis, elle lui choisit donc un acronyme frappant : le « PIR ». Et un slogan efficace, censé effrayer les bourgeois, sociaux-démocrates et autres tempérés de notre espèce : « le pire est à venir… ».

Au-delà de la formule, il s’agit de définir précisément la nature des convictions et les combats qui animent ces « indigènes » autoproclamés. Pour l’universitaire et essayiste Laurent Bouvet 1, nous sommes face à « un mouvement à la fois groupusculaire et très radical qui prétend défendre toute personne (“indigène”) issue de l’immigration et venant d’un pays colonisé par la France dans le passé. Ces “indigènes” étant traités comme au temps de la colonisation, dans le cadre de leur immigration et de leur installation en France : avec racisme, “islamophobie”, discriminations en tous genres… La dimension sociale est parfois mise en avant, comme c’est le cas dans le dernier livre d’Houria Bouteldja, pour expliquer que les situations de chômage ou de précarité vécues par les descendants d’immigrés sont avant tout dues à leur origine. Bien évidemment, la “doctrine” du PIR conduit à une essentialisation identitaire tant des victimes dominées, que des bourreaux dominants. Chacun appartenant, en raison simplement de son origine, à tel ou tel groupe. Sans aucune possibilité d’en sortir ».

De la lutte des classes à la lutte des races

Chez Bouteldja et ses amis, la race semble tout expliquer. Comme si cette donnée constituait une fin en soi. Dans son livre Les Blancs, les Juifs et nous (éd. La Fabrique) la militante s’adonne ainsi à un curieux tour de passe-passe. Plutôt que de reprendre à son compte la traditionnelle théorie de la lutte des classes, Bouteldja lui substitue le concept de lutte des races. Une lutte qui serait quotidienne. Et qui expliquerait, plus finement que la division capitaliste de la société, les tensions à l’œuvre au sein de la société occidentale. Dès lors, toutes les dérives sont possibles. Réunions non-mixtes, délires rétrogrades et homophobes, distinction entre « racisés » et « non-racisés », établissement d’une nouvelle grille de lecture raciste. Raciste au sens propre, avec classement des différents groupes humaines selon des critères choisis par ces absolutistes. Puisque la race est le premier des critères et la religion une grille de lecture opérante, tout cela fait, sans surprise, le jeu des extrémistes d’extreme-droite et des islamistes. Une grande union du PIR(e), vous dit-on… « S’ils étaient laissés à eux-mêmes, dans leur réduit militant d’obsédés de la race qui multiplient ateliers “non mixtes” et manifestations des “racisé.e.s” et de “non blancs”, le dommage serait très limité », poursuit Bouvet, dans les colonnes du Figaro. Or, il n’en est rien. En dépit de ses effectifs limités et de ce que Jean Birnbaum identifie comme une incapacité à conquérir un public vaste, celui-là-même qui constitue son cœur de cible, c’est-à-dire les enfants de l’immigration, les Indigènes jouissent d’une influence démesurée dans certains cercles intellectuels. C’est ainsi qu’au moment de « tirer sa révérence », Bouteldja signait un long post sur Facebook dans lequel elle se félicitait de l’écho donné aux théories indigénistes : « Cette organisation politique autonome est celle qui laissera le plus de traces et le plus grand héritage théorique et politique en France depuis les années 1980 » écrit-elle, en plein egotrip.

C’est au plus fort de son influence et avec le sentiment du devoir accompli, qu’Houria Bouteldja, s’enorgueillissant d’être « considérée comme une véritable théoricienne décoloniale » quitte le PIR. En guise d’adieux, cette dernière confie être certaine que le mouvement indigéniste « rayonne dans toutes les universités et les milieux antiracistes occidentaux ». Peut-on lui donner vraiment tort sur ce point ? Peut-être pas. Car, en Belgique comme en France, un nombre croissant de chercheurs, de professeurs et d’étudiants semblent reprendre à leur compte les catégorisations de Bouteldja, dans une version light ou beaucoup plus problématiques, jusqu’à l’utilisation du vocable « souchien », rappelant le mot valise « sous-chien » et désignant les Français de souche et, par extension, « les Blancs ».

Effet de mode en provenance des Etats-Unis

Plutôt que de victoire intellectuelle, Frédéric Potier, préfet et Délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), « préfère parler d’effet de mode pour les théories radicales ou critiques en provenance des Etats-Unis. C’est très prégnant dans le domaine des sciences sociales et de la sociologie en particulier, beaucoup moins dans les autres champs universitaires ». Il poursuit : « Les effets de mode passent… J’observe d’ailleurs dans le grand public un intérêt renouvelé pour des nouvelles figures incarnant un humanisme universaliste comme le rabbin Delphine Horvilleur, l’écrivaine Tania de Montaigne ou la journaliste Caroline Fourest ». Le journaliste Thomas Huchon, observateur privilégié des marges et des extrémismes décrit lui aussi « l’immense impact de la sociologie américaine sur le phénomène indigène. Tout cela pose sur notre réalité un cadre qui est faux. L’universalisme existe depuis plus de deux siècles en France mais n’existe pas aux USA ».

Comment faire contrepoids ?

Avons-nous les moyens de lutter contre cet essor sans précédent ? La question mérite d’être posée, à l’heure où une partie de la gauche, en quête d’absolutisme chic et d’idées chocs, dérive vers Bouteldja et ses camarades. La méthode appliquée par Potier est celle du terrain « en allant au contact des étudiants, des professeurs et des chercheurs. Je vais régulièrement faire des conférences dans des universités et des grandes écoles. J’essaye de participer moi aussi à mon niveau au débat intellectuel en publiant des livres ou des articles. Adopter une posture moralisatrice dans sa tour d’ivoire n’aide pas. Il faut au contraire appuyer concrètement, en particulier financièrement, toutes les structures qui luttent sur le terrain contre la haine et le repli sur soi ». Il faut rappeler que le DILCRAH a soutenu plus de 900 projets sur l’année 2020. Quant à Thomas Huchon, il cible de son côté la stratégie de propagation des idées du PIR. « Si ces idées se sont initialement diffusées à bas bruit dans les universités, elles se retrouvent désormais sur le web, auprès des plus jeunes. Et comme d’habitude, sur Google, le problème n’est pas “qui pose la question” mais “qui donne la réponse”. La nature a horreur du vide et les tenants du radicalisme, comme les conspis ou l’extrême-droite, ont gagné la bataille du web, des algorithmes, du référencement ». A l’heure de la profusion des écrans, le champ de bataille idéologique semble s’être délocalisé sur la toile. C’est désormais là qu’il faut se montrer, réfléchir, convaincre et débattre. Il y a urgence…

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