Verra-t-on un jour Benjamin Netanyahou ou des représentants de Tsahal sur le banc des accusés du tribunal de La Haye ? Ce 5 février, la Cour pénale internationale (CPI) s’est déclarée compétente sur les Territoires palestiniens de Cisjordanie, Jérusalem-Est et de la bande de Gaza. Une décision prise par deux juges contre un, lourde de conséquences pour Israël. Car en étendant sa compétence sur les « Territoires occupés par Israël depuis 1967 », la CPI permet à la Procureure Fatou Bensouda, et au Britannique Karim Khan qui lui succédera le 16 juin, d’y enquêter sur des crimes de guerre et donc, possiblement, de lancer des mandats d’arrêt contre des responsables israéliens.
Sans même attendre l’ouverture d’une enquête, les Palestiniens ont salué cette décision comme un « jour historique » après des années de lutte sur le front légal. Précisément depuis leur adhésion au Statut de Rome, qui régit la CPI, en 2015 avec 15 autres demandes d’adhésion à des conventions et traités internationaux, les Palestiniens n’ont eu de cesse de batailler contre Israël sur le terrain du Droit international. C’est la ligne d’attaque choisie par Mahmoud Abbas et mise en œuvre par le diplomate Saeb Erekat, disparu il y a peu. En mai 2018, une enquête était officiellement demandée contre Israël. Peu après, l’élection à la CPI d’Ahmad Barrak, le Procureur général de Palestine, a renforcé la demande de Ramallah. Dès décembre 2019, la Procureure disait avoir assez de preuves pour ouvrir une enquête sur d’éventuels crimes de guerre commis dans les Territoires. Ne lui restait qu’à déterminer la portée territoriale de la CPI, ce que les juges ont tranché le 5 février.
Crimes de guerre
Désormais la Procureure peut ouvrir une enquête pour crimes de guerre à moins, et c’est le plus probable, qu’elle laisse à son successeur le soin d’en décider. Concrètement, l’enquête porterait sur trois volets. Premièrement, l’Opération Bordure protectrice à Gaza de l’été 2014, qui a fait 2 251 morts côté palestinien et 74 Israéliens. Dans le viseur : des attaques disproportionnées de Tsahal, mais aussi des actes délibérés du Hamas contre des civils israéliens. Le deuxième volet concerne la réponse d’Israël aux incidents commis le long de la frontière avec Gaza dans le cadre de la « Marche du Retour » depuis 2018, qui a fait 170 morts et 19 000 blessés palestiniens, dont des enfants, des médecins et journalistes. Sans parler de crimes de guerre, Israël pourrait être accusé d’avoir volontairement tiré sur des manifestants. Troisième volet, enfin, l’Occupation renvoie au transfert de civils israéliens, à la confiscation de terres, la construction d’implantations et, plus généralement, au crime d’Apartheid. Une gifle pour Israël.
Des trois dossiers, celui de l’Occupation est le plus complexe et sans conteste le plus préoccupant pour Israël, qui y trouverait moins de soutien. Cependant, puisque la CPI juge, non des Etats, mais des personnes auteurs de crimes de guerre, qui pourrait-elle poursuivre ? Des politiques ? Des militaires ? Le chef du conseil de Yesha ? Et pour commencer, peut-elle seulement conduire son enquête si Israël refuse de coopérer ?
« De l’antisémitisme pur »
Tout ceci est nul et non avenu, estime en effet Israël qui n’est pas partie du Statut de Rome et ne reconnaît pas la Palestine. Sa position est simple : la Palestine n’est pas un Etat souverain, il ne peut donc y avoir de « territoires palestiniens » et, selon cette logique, pas de « territoires occupés » par Israël, mais des territoires « disputés » sur lesquels les parties doivent s’entendre dans le cadre d’un accord de paix. D’où le communiqué froid du Procureur général Avichaï Mandelblit publié avant même la décision des juges : « la CPI n’est pas compétente pour poursuivre les Israéliens accusés de crimes de guerre par les Palestiniens ». Une opinion partagée par le juge dissident de la CPI, le Hongrois Péter Novácz, pour lequel la Palestine ne peut être un Etat souverain. Autant dire que la décision des deux autres juges a mis Netanyahou dans une colère noire. La CPI est « un organe politique et pas une institution judiciaire » a-t-il martelé dans une allocution diffusée en pleine nuit de shabbat, avant de lâcher l’injure suprême : cette enquête contre Israël est « de l’antisémitisme pur ». Un aveu de fébrilité du Premier ministre ? Pas vraiment.
L’accusation de biais politique n’est pas nouvelle. Elle est même aussi vieille que la CPI. Le juge Eli Nathan, lui-même ancien rescapé de la Shoah et grand promoteur d’un tribunal international, avait finalement voté au nom d’Israël contre la création de la CPI, le 17 juillet 1998, expliquant qu’elle risquait de devenir « un forum politique de plus qu’un groupe d’Etats irresponsables utilisent à des fins politiques ». Depuis, les Israéliens ont souvent eu à se plaindre avec raison des enquêtes menées à charge par les organes internationaux [voir encadré]. Mais la déclaration de Netanyahou va plus loin. Par sa débauche d’énergie et son outrance, il rappelle combien la posture du « seul contre tous » et autres « Israël ne peut compter que sur lui-même » sont des slogans mobilisateurs à droite pour un Premier ministre en campagne électorale. Sur le fond, il s’inscrit dans une bataille juridique plus vaste visant à faire adopter une définition de l’antisémitisme qui inclut l’antisionisme. Et peu lui chaut si les premiers critiques de l’Occupation sont les citoyens juifs israéliens attachés à la solution à deux Etats. Israël doit se montrer prêt à tout pour empêcher l’enquête de la CPI.
La paix pour échapper aux poursuites ?
La riposte se prépare déjà sur le terrain légal. Des équipes de juristes ont été constituées au ministère de la Justice et dans l’armée pour affuter les arguments à opposer aux juges de la CPI. L’ancien chef d’état-major de Tsahal et actuel chef de la diplomatie, Gabi Ashkenazi, a donné le ton en invoquant l’usage nécessaire de la force dans la lutte antiterroriste. Par ailleurs, Israël pourrait diligenter sa propre enquête sur Gaza pour échapper aux poursuites. Ainsi, en décembre 2020, la procureure a abandonné son enquête sur des crimes commis pendant la guerre en Irak (2003-2008) après que le Royaume-Uni a lui-même conduit ses investigations. Toutefois, dans le dossier périlleux de l’Occupation, une telle échappatoire n’existe pas.
La riposte se joue aussi sur le terrain diplomatique. Dès l’annonce de la CPI, Netanyahou a alerté les alliés sur les dangers d’une « perversion de justice » qui s’en prend à la seule démocratie du Moyen-Orient au lieu « d’enquêter sur des dictatures brutales telles que l’Iran et la Syrie ». La Hongrie, l’Allemagne et surtout les Etats-Unis lui ont emboîté le pas, Joe Biden faisant savoir qu’il s’opposait « à des actes tendant à viser Israël de manière injuste ». Sans surprise, le nouveau locataire de la Maison Blanche s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs qui, depuis Bill Clinton en 2000, refusent de ratifier le Statut de Rome. Et c’est bien sur Washington, plus hostile encore à la CPI depuis qu’elle enquête sur la guerre en Afghanistan, que compte Israël pour faire pression sur ses 123 Etats membres, et pourquoi pas étouffer dans l’œuf toute enquête. En vertu de l’article 16 du Statut de Rome, le Conseil de Sécurité de l’ONU peut en effet faire ajourner une enquête pendant 12 mois, renouvelables. A ceci près que sur le volet décidément épineux de l’Occupation le président Biden, ce grand pourfendeur de la colonisation, pourrait lâcher Israël.
Reste une option, avancée par le chef de Meretz, Nitzan Horowitz, à ceux qui s’émeuvent de l’ingérence de la CPI dans les problèmes d’Israël : « Alors résolvons-les nous-mêmes. Nous devons parler avec les Palestiniens et aboutir à un accord. C’est dans notre intérêt. Car l’Occupation en cours est destructrice ». De toutes les solutions qui s’offrent à Israël, si d’aventure la CPI venait à ouvrir une enquête, c’est évidemment la moins probable. Elle lui serait pourtant la plus bénéfique.
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Des précédents qui confortent Israël
« Umm-Shmum », c’est le sobriquet mordant, sorte de « machin » gaullien à la sauce hébraïque, donné par David Ben Gourion à l’ONU en mars 1955. L’expression est restée dans le langage familier pour dénoncer la propension avec laquelle les instances internationales comme la CPI (qui ne fait pas partie de l’ONU) prennent des décisions souvent biaisées et injustes contre l’Etat juif.
Avant l’ouverture – hypothétique – d’une enquête de la CPI, Israël a fait l’objet d’autres enquêtes internationales, dont la conclusion devrait plutôt le conforter. Ainsi, du rapport Golstone, ce document de 575 pages rédigé à la demande du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU sur l’Opération Plomb durci à l’hiver 2008-2009, on retient surtout les rétractations du juge Golstone en 2011. De même, le rapport de l’ONU sur Bordure protectrice de 2014, qui accuse Tsahal d’avoir frappé à sept reprises des écoles de l’UNRWA, a été éclipsé par la démission de son président William Schabas, accusé d’impartialité.
Récemment encore, le 15 mars 2017, la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale a publié un rapport accusant Israël de soumettre les Palestiniens à un régime d’apartheid. 48 heures plus tard, le rapport était abandonné, effacé même du site de l’ONU, et la présidente de la Commission avait démissionné.