Par essence fugace, l’actualité charrie semaine après semaine son lot de polémiques rapidement périmées. Dans une époque qui n’aime rien tant que de zapper au gré du buzz, une nouvelle chasse l’autre et l’on s’étonne parfois, rétrospectivement, de l’ampleur démesurée prise par certains sujets. Il est pourtant des polémiques qui s’installent jusqu’à diviser profondément l’opinion. Le port de l’abaya en milieu scolaire en fait évidemment partie. Comme le rappelle Yonathan Arfi, président du (Conseil Représentatif des Institutions juives de France) CRIF, il constitue le dernier chapitre en date d’un été (trop) agité : « Les propos de Jean-Luc Mélenchon accusant le CRIF d’être d’extrême droite en juillet, les invitations du rappeur Médine aux universités d’été d’Europe Écologie les Verts (EELV) et de La France insoumise (LFI), le discours demandant de dénaturaliser les Juifs français prononcé lors des universités d’été de Civitas début août, les diatribes des pourfendeurs de la laïcité galvanisés par le débat autour de l’interdiction de l’abaya et du qamis il y a quelques jours… : les polémiques de l’été témoignent du risque qui guette, celui de la prime à la radicalité, c’est-à-dire de l’outrance et de la caricature érigées en stratégie politique. Ces polémiques sont l’occasion pour le CRIF de rappeler quelques principes : non, la laïcité n’est pas une loi liberticide. Elle a toujours été et reste pour les Juifs comme pour tous, une loi de protection, d’équilibre et de liberté. Oui, l’interdiction des abayas et qamis à l’école publique s’inscrit logiquement dans le périmètre d’application de la loi de 2004 sur le port de signes religieux à l’école, que le CRIF avait alors soutenue. » ( dans Les Amis du Crif, rencontre avec Édouard Philippe, ancien Premier ministre et Maire du Havre, le 13 septembre 2023.)
Revenons-en d’abord aux faits et aux définitions. Robe ample portée par les femmes en surplus du reste de leurs vêtements, l’abaya appartient au périmètre dit de la « mode pudique islamique » et permet de masquer le corps féminin et ses formes pour ne surtout pas susciter de tentation auprès de la gent masculine. La tenue est traditionnellement portée dans les pays du Golfe où se pratique un islam rigoriste. Dans un édito pour La Revue des Deux Mondes, Valérie Toranian, partisane d’une ligne ferme, estime qu’« après le foulard, l’abaya et le qamis sont les nouveaux chevaux de Troie de l’entrisme islamique à l’école » (Valérie Toranian, « Après le foulard, l’abaya et le qamis au cœur de la bataille islamiste à l’école », La revue des deux mondes, 17 octobre 2022.). Pourquoi donc ? Car, selon l’actuelle directrice de l’hebdomadaire Le Point, on trouve désormais sur les réseaux sociaux « les éléments de langage et les argumentaires précis pour faire passer ces vêtements religieux pour des vêtements culturels ». Et Toranian de poursuivre : « Les influenceurs et militants islamistes savent exploiter nos failles et nos points faibles. Culturel ou religieux ? Comment savoir, comment juger, au nom de quoi ? La panoplie de l’offensive politique visant à déstabiliser l’institution scolaire est bien décrite dans la note du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), datée du 27 août 2022. Créer un nouveau front avec la question des abayas et des qamis pour déstabiliser les chefs d’établissement qui ont déjà fort à faire avec les refus d’enlever le voile ; provoquer des incidents relayés sur les réseaux sociaux ; demander des aménagements pour les heures de prière ; crier à l’injustice et à l’islamophobie. Il faut à la fois détourner la loi sur les signes religieux ostentatoires tout en la combattant. » Valérie Toranian, ibid.
La rentrée comme test grandeur nature
Pour les islamistes, chaque nouvelle rentrée ferait dès lors l’objet d’un test visant à vérifier la solidité d’une institution comme l’école et la vigueur de notre réponse collective. C’est ce que nous explique Iannis Roder, enseignant et directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean Jaurès. Pour ce dernier, « la rentrée des classes constitue toujours un instant sensible car, quand on veut avancer des choses et installer de nouvelles règles comme l’a fait le nouveau ministre de l’Éducation, c’est à ce moment précis que l’on doit les mettre en place. Or, si on veut déstabiliser la situation, on utilise également la rentrée des classes pour agir. »(Entretien avec Iannis Roder). Iannis Roder date la première poussée autour du port de l’abaya à 2010, dans quelques établissements scolaires de Seine-Saint-Denis, mais il tempère : c’est au cours des dernières années que le phénomène a vraiment pris une ampleur significative et s’est étendu sur le territoire. Il faut ainsi attendre septembre 2021 pour voir la première vague de remontées de la part des chefs d’établissement autour de ce sujet. Ces derniers, précise-t-on, sont en quête d’une « position claire ». À travers la France, nombre de professionnels de l’éducation assistaient en effet à la montée en puissance du port de l’abaya sans parvenir à lui opposer une réponse officielle.
Pour Valérie Toranian, aucun doute n’est permis : « Les islamistes nous testent. Ils veulent démontrer que la loi de 2004 est inapplicable, absurde, liberticide. Ils veulent casser le consensus républicain qui demeure encore assez solide sur le sujet des signes religieux à l’école. » Pour étayer son propos, la journaliste s’appuie sur « le paradoxe » des journées d’hommage, largement suivies, à Samuel Paty : « D’un côté des commémorations qui semblent attester de l’hommage unanime de la nation à une victime de l’islamisme. Des célébrations qui rappellent les principes de laïcité et de liberté d’expression. De l’autre, des élèves, de plus en plus nombreux, totalement sourds à nos fondamentaux républicains et à nos mœurs. Et un entrisme islamique qui se déploie et détourne habilement la défense des libertés individuelles. Sans oublier, au milieu, quelques tartuffes comme les députés de La France insoumise, qui n’hésitent pas à rendre hypocritement hommage à Samuel Paty tout en ne cessant de s’indigner contre l’islamophobie systémique de notre pays, soufflant ainsi sur les braises du ressentiment et donnant du grain à moudre aux islamistes. » (Valérie Toranian, ibid)
L’école comme fabrique du commun
En prononçant l’interdiction du port de l’abaya, Gabriel Attal souhaitait éclaircir une situation complexe pour les directeurs d’établissement et réaffirmer quelques principes républicains permettant de sanctuariser l’école, nous y reviendrons. Pourtant, dès l’annonce, un certain emballement s’est exprimé, et ce qui n’était qu’une affaire ardue mais néanmoins circonscrite s’est rapidement muée en débat national. D’aucuns, telle la sociologue Agnès de Féo, estiment que l’interdiction pourrait bien provoquer « un effet boomerang » difficile à enrayer : « Pour saisir le phénomène, il est nécessaire de comprendre ce qu’expriment les porteuses d’abaya, sans se limiter à leur argumentaire de façade, sans non plus surinterpréter leur message. L’abaya est devenue aujourd’hui un objet désiré pour sa dimension subversive (comme le niqab au moment de son interdiction en 2010) : celles qui en font usage expriment ainsi leur fierté d’être musulmanes contre l’obsession sociétale de les effacer de l’espace public » ( Agnès de Féo, « Sur l’abaya, le gouvernement n’a pas compris l’effet boomerang des lois coercitives », Le Monde, 3 septembre 2023), précise l’auteure de Derrière le niqab. Dix ans d’enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le voile intégral (Éditions Armand Colin). L’argument est fort mais commanderait de ne surtout rien faire tandis que la communauté éducative réclame, de son côté, des mesures fermes et rapides.
« Au fond, la question n’est pas de dire aux gens, et aux élèves en l’occurrence, ce qu’ils doivent penser et comment ils doivent pratiquer leur religion, mais plutôt de fixer une règle de vie en communauté », rappelle Iannis Roder. Dans une tribune publiée dans les colonnes du Monde, le professeur d’histoire et géographie précisait d’ailleurs que : « La République ne demande pas aux élèves d’adhérer à ses discours ni même à ses enseignements. Elle demande qu’on les suive et qu’on ne les conteste pas, car ils sont basés sur la science et sur la raison, c’est-à-dire sur ce qui est démontrable et a priori acceptable par tous, ouvrant ainsi l’accès au libre arbitre et à l’émancipation individuelle. Or, porter une tenue qui, au regard des représentations communes, permet assurément d’identifier des élèves par leur appartenance religieuse peut également exercer une forme de pression, non seulement sur les élèves, mais également sur le professeur, qui enseigne des sujets dont nous savons aujourd’hui qu’ils peuvent prêter à discussion, voire à contestation, pour des raisons religieuses. »(Iannis Roder, « Le port de l’abaya constitue bel et bien un geste politique », Le Monde, 3 septembre 2023.). Ce faisant, Iannis Roder s’inscrit dans les pas de Jean Zay, le ministre de l’Éducation nationale du Front populaire et l’auteur des premières circulaires interdisant les signes politiques (1936) et religieux (1937) à l’école. Il défendait l’idée d’une école pensée comme « respiration laïque », comme havre de paix sociale. « L’école n’est pas à mon sens le lieu où l’on affiche ses différences, où on les revendique », insiste Roder. « C’est plutôt le lieu du commun, celui où on fait communauté, au sein duquel on construit un collectif pour que chaque élève puisse acquérir peu à peu le sens de l’intérêt général. L’école peut être le lieu d’une respiration où l’on se dégage de ce qui nous détermine : la famille, le quartier, l’origine. Un endroit qui n’enferme pas et offre la possibilité d’un épanouissement. » Reste à voir si les principes supporteront le choc du réel.