Le retour du Sadducéen

Les observations de l’historien juif Flavius Josèphe sur les mutations et les bouleversements du judaïsme dont il fut témoin au 1er siècle trouvent des résonances inattendues dans la crise actuelle. Un éclairage historique juif utile pour alimenter la réflexion sur le monde de l’après-coronavirus.
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Dans notre monde en lambeaux, ébranlé par la pandémie, les Sadducéens sont de retour ! Qui l’aurait cru ? Deux mille ans après leur sortie de l’histoire, après avoir assisté et succombé à la destruction de leur monde physique et spirituel dans une Jérusalem désolée et incendiée, les Sadducéens semblent avoir ressuscité d’entre les morts, se réveillant d’une longue hibernation, d’un confinement historique prolongé.

Incertain de notre avenir, mais conscient de la réalité dévastatrice de ce que sera le monde de l’après-Covid, scruter le passé fondateur de notre identité peut se révéler un exercice utile. Ce passé, pour la tradition juive, n’est autre que celui du 1er siècle de notre ère. Ce siècle où tout s’est joué. Une période de changements paradigmatiques et d’incertitudes. Une époque où une nouvelle réalité a soudainement émergé des cendres brûlantes d’un monde disparu.

Témoin de ces événements, Flavius Josèphe, célèbre historien juif du 1er siècle, doit être relu à l’aune de notre expérience contemporaine. Dans La Guerre des Juifs et Antiquités judaïques, ses analyses des quatre courants du judaïsme de la Palestine du 1er siècle se révèlent être des sources d’informations précieuses pour déchiffrer les sentiments et les contradictions qui, face à des temps tout aussi difficiles, nous animent et nous agitent, alors que nous contemplons les changements paradigmatiques aujourd’hui en gestation.

Dans ses deux ouvrages majeurs, Flavius Josèphe évoque quatre manières de réagir à la dévastation du monde : celles des Pharisiens, des Sadducéens, des Esséniens et des Zélotes. Une cinquième philosophie est aussi discrètement évoquée. Sans les citer nommément, les judéo-chrétiens, disciples de Jésus, font également partie de ce tableau que Josèphe s’efforce de peindre avec attention et précision. Relisons donc Flavius Josèphe, à la lumière de notre monde dévasté du 21e siècle, le monde de l’après-pandémie.

Les Pharisiens et les enthousiastes du virtuel

Les Pharisiens, nous apprend Flavius Josèphe, « s’efforcent d’observer les préceptes de la raison », et dans tout ce qu’ils font, ils accomplissent leurs actes conformément à « tout ce qu’ils ont introduit ». Ils sont « amicaux les uns envers les autres, sont favorables à l’exercice de la concorde et font preuve de considération les uns pour les autres ». Ces Pharisiens sont aussi les ancêtres des Rabbins. Ceux-là mêmes qui survécurent à la destruction du Temple, le cœur névralgique du judaïsme biblique, en faisant preuve d’une capacité d’adaptation sans égale.

Leur plus illustre ancêtre, Yohanan ben Zakkai, a rapidement acquis la conviction que, malgré la perte du monde ancien, « il n’était pas nécessaire de se sentir affligé, car il existe bien une autre façon de réaliser ce que le Temple nous avait permis de faire ». Ces mots ne se lisent-ils pas comme une préfiguration époustouflante de l’esprit qui anime aujourd’hui les enthousiastes du virtuel, les adeptes de Zoom et de Skype ? Ceux qui, dans leurs efforts incessants pour maintenir la convivialité dans un monde socialement distancié, embrassent avec l’énergie de la raison les nouvelles technologies, ne sont-ils pas les Pharisiens de ce siècle ? Passionnés et impressionnés qu’ils sont par la créativité infinie des outils numériques de la communication, ne sont-ils pas, comme les Pharisiens de Flavius Josèphe, déroutants d’adaptabilité, de plasticité et de flexibilité ?

Les Sadducéens et les inconsolables nostalgiques

Les Sadducéens, nous relate Flavius Josèphe, sont pour la plupart membres de la haute société. Ils sont viscéralement attachés au Temple. Ils n’ont « aucune considération pour l’observation de quoi que ce soit de nouveau, en dehors de ce que l’ancienne loi établie enjoint ». Affligés et terrassés par le poids d’un cœur nostalgique en souffrance, leur comportement « les uns envers les autres est en quelque sorte sauvage, et leur conversation […] est barbare ».

D’après les enseignements rabbiniques plus tardifs, nous apprenons que les Sadducéens -incapables de s’adapter à la modernité et refusant d’embrasser la nouvelle réalité d’un monde sans Temple- ont simplement disparu de l’Histoire. Ce sont les évanouis du Judaïsme. Mais ne faudrait-il pas voir dans la nostalgie paralysante des Sadducéens l’expression prophétique de la réalité psychologique de ceux d’entre nous qui, aujourd’hui, souffrent -jusqu’à en perdre la raison et le sens de tout lien social- de la disparition du monde de l’avant-Covid ? Ne sont-ils pas alors, ces Sadducéens d’un passé lointain, les prototypes de notre propre nostalgie inconsolable, incapables d’embrasser la réalité nouvelle du monde de l’éloignement social, de la fermeture des frontières et de l’enfermement systémique ? Plutôt le désespoir et la mort, que le monde de la vie et des rencontres et virtuelles.

Les Esséniens et les collapsologues

Flavius Josèphe dresse également le portrait détaillé des Esséniens, que nous connaissons grâce aux manuscrits de la mer Morte. Ils se sont séparés de la vie religieuse et sociale du Temple. Recherchant la pureté rituelle la plus absolue et la plus intransigeante, dénonçant la corruption irrémédiable du Temple, c’est dans le désert qu’ils ont trouvé refuge. Ils « s’accrochent à la vertu », vivant « par eux-mêmes et se servant les uns des autres ». A bien des égards, isolés de la société, ils « rejettent les plaisirs […] ils méprisent les richesses » et survivent en partageant le peu qu’ils possèdent.

Ces Esséniens oubliés ne sont-ils pas, une fois encore, un modèle prémonitoire des adeptes de collapsologie de notre époque ? Ceux qui, confrontés aux cataclysmes de toute nature, aux guerres et aux pandémies toujours menaçantes, se reconnaissent dans la théorie de l’effondrement systémique et font le choix de fuir la société de consommation qui est la nôtre. Ceux d’entre nous qui choisissent de vivre en marge de la société, non contaminés par la décadence irrémédiable de notre monde déjà perdu, optant pour la solitude et la survie plutôt que pour le compromis nécessaire à toute vie sociale, ne ramènent-ils pas à la vie, nos chers Esséniens des caves de la mer Morte ?

Les Zélotes et les indomptables amoureux de la liberté

Un quatrième groupe, plus petit en nombre, a également prospéré au cours de ce 1er siècle incertain : les Zélotes. Etonnamment, « ils ne craignent aucune forme de mort », ni pour eux-mêmes ni pour leurs proches. Ils sont tellement attachés à leur inviolable liberté « qu’aucune menace ne peut les contraindre à considérer un homme comme Seigneur ». Ces anciens rebelles ne sont-ils pas comme un écho lointain de ceux qui, attachés à une liberté individuelle inaliénable, sont tentés de refuser toute légitimité aux instances dirigeantes qui nous confinent aujourd’hui, au gré des statistiques mortifères ? Sans craindre la mort, certains d’entre nous, amoureux radicaux de la liberté, peuvent facilement flirter avec la tentation violente et rebelle de ces lointains Zélotes.

Les judéo-chrétiens et les doux rêveurs

Enfin, et bien que Jésus lui-même soit mentionné à deux reprises par Flavius Josèphe, rien ne filtre réellement, dans ses écrits, sur la philosophie et les espoirs des judéo-chrétiens émergents. C’est donc vers les paroles du Nouveau Testament qu’il convient de se tourner pour se faire une idée de l’identité psychologique de cette cinquième et dernière philosophie ayant marqué d’un sceau indélébile ce 1er siècle fait de bouleversements sans précédent. « Puis je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre, car le premier ciel et la première terre avaient disparu ». Ce verset de l’Apocalypse résonnera pour beaucoup comme l’évocation prophétique d’un monde différent, fait de possibilités non encore exploitées et réalisées. Contours d’un « monde nouveau », esquissés également dans les premiers versets du Sermon sur la Montagne, appelant à une conversion éthique et profonde du monde. Ces premiers chrétiens ne sont-ils pas alors fort semblables à ceux qui, aujourd’hui et parmi nous, perçoivent notre monde en lambeaux comme le tremplin nécessaire pour un véritable nouveau départ, la catastrophe vécue comme le ferment fertile d’une germination nouvelle ?

Un peu de l’autre en nous

Alors, qui suis-je et que suis-je ? La réponse devrait, en théorie, être simple et limpide. Rabbin, enseignant en Europe à l’Université grégorienne pontificale, au cœur du monde catholique, je suis forcément et avant tout un Pharisien. Le pharisianisme est mon ancrage rabbinique. Je sais que l’avenir appartient à ceux qui sauront s’adapter et accepter de nouvelles réalités. Pourtant, aujourd’hui, une dissonance profonde se fait entendre au plus profond de mon être. Je ne suis pas un passionné de Zoom, à la mode pharisienne ! Le virtuel n’est pas dans mes gènes.

Je découvre en moi une très réelle sympathie pour les Sadducéens d’autrefois. Je ne peux et ne veux tout simplement pas lâcher le monde d’hier. Je refuse d’abdiquer et de l’abandonner à la mémoire. Je veux que ce monde d’hier revienne et revive. Avec toutes ses injustices, ses violences, ses corruptions et son éthique douteuse, je veux tout de même qu’il revienne. Tout comme les Sadducéens d’il y a 2.000 ans et qui, malgré les nombreuses insuffisances et déficiences du Temple, ne pouvaient imaginer vivre sans lui. Mais à vrai dire, je suis aussi un peu tenté par l’approche collapsioniste des Esséniens ; et aussi, parfois, par le fanatisme des amoureux d’une liberté individuelle indomptable et sans limites, flirtant avec la violence. Et finalement, avouons-le, en tant que rabbin, je suis aussi un admirateur de ces anciens rêveurs, ces judéo-chrétiens du 1er siècle, qui prophétisaient, comme Isaïe avant eux, un monde nouveau, différent et plus juste. Confronté aux incertitudes et aux angoisses d’hier et d’aujourd’hui, il y a toujours un peu de l’autre en nous.

 

David Meyerrabbin et professeur à l’Université grégorienne pontificale

 

 

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