Woke, la passion des petites cases

Sarah Borensztein
Dans le monde anglo-saxon, grandit depuis une dizaine d’années une idéologie répondant au nom de « woke » (« éveillé »). Il s’agirait d’individus ayant pris conscience d’une longue liste d’inégalités sociétales s’épanouissant dans le monde occidental moderne ; inégalités à combattre sans ménagement. Jusque-là, beau et noble programme. Malheureusement, il y a plus d’une ombre au tableau.
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Originellement ancré dans des mouvements antiracistes comme le Black Lives Matter, l’esprit woke prospère sur les campus américains. Mais loin de se limiter au cadre universitaire ou à la seule Amérique, cette lecture critique s’applique désormais à pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne pour y traquer le moindre signe d’asservissement des minorités, d’écrasement des marginaux ou de paternalisme (néo)colonial. Le but étant de montrer que, de façon « systémique » ou « étatique », le racisme et toutes les formes d’intolérances sont ancrées dans la culture blanche occidentale.

Pour donner un aperçu des préoccupations concrètes de ces éclaireurs de conscience 2.0, on notera à la volée que : Mary Poppins fait du black face lorsque son visage est taché de suie, que présupposer qu’une personne barbue à l’apparence masculine est un « homme » est une méprisable idée préconçue, que la difficulté de trouver des sparadraps couleur peau « noire » dans un pays européen est une violence, et que la méchanceté et les yeux bridés des siamois dans La Belle et le Clochard de Disney sont des clichés racistes. Enfin, reproduire une recette d’origine culturelle autre que la sienne et, pire !, la modifier, est considéré comme « appropriation culturelle » voire « insulte ». À ce compte-là, tous les traiteurs cachers peuvent fermer, tant la cuisine juive n’est que le produit de ses rencontres avec d’autres cultures. Et il faudra également prévenir les Siciliens et leur traditionnel… couscous sicilien (cùscusu, plus exactement).

Ces exemples, somme toute risibles, indiquent en réalité des troubles plus profonds et inquiétants. En pointant des éléments culturels, on arrive à la conclusion que nous serions tous inconsciemment racistes, misogynes, homophobes et transphobes, endoctrinés que nous sommes par nos dessins animés d’enfance, nos films grand public, nos romans, nos plats, ou nos opéras. Ceci servant de tremplin pour tout autre chose.

Imprégné du courant postmoderne, ce nouveau mode de pensée œuvre à déconstruire toute une série d’acquis émancipateurs de la modernité en les présentant, notamment, comme de la naïveté, des impostures, ou des travestissements de l’hégémonie culturelle occidentale. Les solutions trouvées jusqu’ici pour tendre vers l’égalité et la paix civile seraient inefficaces voire aggravantes, donc à rejeter. Ainsi de la laïcité, principe qui se veut garant de la liberté de chacun en faisant en sorte que jamais elle n’empiète sur celle du voisin. Le regard anglo-saxon y voit oppression et domination. Lors des débats en France sur la burqa et le burqini, les commentateurs américains, souvent imbibés de culture woke, étaient effarés par la mentalité de nos voisins, enfants des Lumières. Que la société américaine ne comprenne pas la laïcité ou la neutralité n’est pas surprenant, mais ce qui a de quoi alerter, c’est que ce type d’idéologie s’infiltre de plus en plus en Europe.

Les icônes féministes d’hier au bûcher

Sous cette influence d’outre-Atlantique, le discours de certaines associations féministes ou LGBT a sensiblement évolué depuis une dizaine d’années et des dissensions se font sentir. Homosexuels et personnes trans s’aperçoivent que les luttes ne peuvent converger à l’infini sans aboutir à un désaccord, pendant que les femmes s’écharpent pour savoir qui est une digne combattante ou une affreuse masculiniste/raciste/sous-marin de la fachosphère (biffer mention inutile). D’Elisabeth Badinter à Catherine Deneuve, les grandes figures qui n’épousent pas la doxa sont conspuées. Comble d’ironie, les icônes féministes d’hier deviennent les nouvelles idoles à jeter au bûcher postmoderne. L’égalité entre les sexes serait-elle aussi un leurre ? Entre la politique des quotas et une essentialisation grandissante, le « sexisme positif » semble faire son chemin. Enfin, l’universalisme est présenté comme la solution de facilité d’un groupe « dominant » qui cherche à ne pas perdre son confort, un discours hypocrite visant à ne plus se poser de questions et laisser perdurer les inégalités.

Pour lutter contre le racisme, il faudrait être racialiste. « Je ne vois pas ta couleur, je ne vois qu’un être humain », c’est un piège ! Le woke parlera de « privilège blanc » (white priviledge), une aberration sémantique qui a tout de l’aveu d’échec. Ce « privilège blanc » consisterait, par exemple, à ne pas craindre de croiser une patrouille de police parce qu’on ne sera pas bastonné sans raison, ou à ce que notre couleur de peau n’influe pas dans un entretien d’embauche.

Sauf que, comme le rappelait l’écrivain Tania de Montaigne le 7 juin dernier sur le plateau de C politique (France 5), ne pas être tabassé sans raison ou discriminé à l’embauche, ça ne s’appelle pas un « privilège mais la normalité des droits humains » ; l’anormalité consistant à ce que certains ne bénéficient pas de ces droits. Cela semble un détail mais, en réalité, remplacer droits humains par privilège change toute l’équation et implique que, par essence, toute personne blanche « vole » sa dignité humaine à l’autre, par le seul fait d’exister. Il ne faudrait donc plus combattre les discriminations pour que tous accèdent aux mêmes droits, mais « reprendre » à celui qui aurait un traitement de faveur.

Tous ensemble… sauf les Juifs

Cet esprit woke se retrouve chez les indigénistes, décoloniaux et mouvements intersectionnels. Or, il y a souvent un grand absent dans les préoccupations de ces groupes : la lutte contre l’antisémitisme. Et pour cause : le Juif est inclassable. Bien embêtant si on aime les petites cases. La judéité n’entre pas dans leur grille de lecture de l’identité. L’obsession de la culture avant colonisation, l’obsession de l’épuration de toute trace de l’oppresseur sur sa culture « d’origine », son orientation sexuelle ou son genre, ne peut se concilier avec l’identité juive. Celle-ci est l’incarnation du nomadisme, mélange bordélique d’Orient et d’Occident, avec ses écoles et maisons où se côtoient gefilte fish, houmous et labneh, d’hellénisation, de traces du monde romain, de la rencontre avec les Phéniciens. On verra toujours quelque esprit obtus omettre que l’Autre aussi nous a forgés, pour fantasmer un « il en a toujours été ainsi », mais la tradition parle d’elle-même : accepter sa rencontre avec l’Autre, même lorsqu’elle a été synonyme de souffrances. Nombreuses sont les blagues sur l’impossible définition du mot « Juif », et même la croyance en un dieu n’est pas unanime ! Une chose est sûre, les notions de race ou d’ethnie sont inadéquates.

Dans ce cas, que peut-on espérer du concept « d’intersectionnalité » ? Ses règles sont simples : les appartenances identitaires s’accumulent, un peu comme des cartes Pokémon (sauf qu’on peut rarement les échanger), on les empile et on additionne les discriminations engendrées pour chacune d’elle. L’idée, pas insensée, est de dire qu’une femme noire homosexuelle risque, a priori, de subir misogynie, racisme et homophobie… tiercé gagnant.

La logique de base se tient, mais pose problème pour la vie en société. D’abord, ce schéma manichéen occulte que l’on peut avoir une vie aisée tout en étant noir de peau mais, surtout, qu’il est de nombreuses personnes blanches vivant dans le dénuement le plus complet. Dire à un sans-abri blanc qu’il est « privilégié » et que, même dans sa misère, il fait partie du problème, c’est un peu fort de café.

Mais un autre problème se pose, là encore, dans le rapport aux Juifs. L’intersectionnalité se focalise sur les discriminations. Or, différence invisible oblige, à moins de porter une tenue orthodoxe, les risques pour un Juif occidental d’être discriminé sont assez faibles en 2020. Et s’il n’est pas discriminé, il sort du champ d’investigation. D’autant que l’essentiel des violences qu’il subit aujourd’hui sont le fait de conflits intercommunautaires ou de « l’homme de la rue ». Difficile, par conséquent, de parler d’antisémitisme « systémique » ou « étatique » (notions chères à l’esprit woke).

Au regard de tout ceci, on peut donc présumer que les Juifs risquent d’avoir bien du mal à trouver leur place ou des compagnons de lutte dans ces nouveaux groupes de défense des minorités. S’opère, en effet, un étrange virage où l’universalisme et la célébration du métissage sont abandonnés pour l’établissement de labels (« racisé », « genré », « hétéronormé ») et de cases aux frontières les plus étanches possibles. Là où le joyeux chaos culturel de ce monde juif, fait de klezmer et de danses du ventre, d’accents allemands ou algériens, pouvait amuser, peut-être finirait-il par agacer les nouveaux partisans des contours bien nets d’une humanité faite d’eau et d’huile. Et, peut-être, faudrait-il s’en féliciter ?

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