Le père d’Henri Kichka, Joseph Kichka, est né à Nauwaulica le 12 août 1898. Il fuit la Pologne antisémite en 1918, mais est arrêté en Allemagne où il sera battu et emprisonné. Libéré, il rejoint Bruxelles. Sa mère, Chana Gruszka, est née à Kaluszyn le 15 décembre 1899. Elle arrive en Belgique en 1924. Né le 14 avril 1926 à Bruxelles, Henri est l’aîné d’une famille de trois enfants. Ses sœurs, Bertha et Nicha, sont respectivement nées le 30 août 1927 et le 27 octobre 1933. Comme la plupart des immigrés connaissant la pauvreté, la famille Kichka s’est installée près de la gare du Midi à Saint-Gilles.
Henri se souvient avec bonheur des pique-niques le dimanche au Bois de la Cambre au cours desquels toute la communauté juive se retrouvait. Pour rencontrer des non-Juifs, il devra patienter jusqu’à son entrée à l’école primaire. Il ne commencera qu’à cette époque aussi l’apprentissage du français. Henri parle yiddish à la maison, ses parents lui interdisent l’usage du polonais, trop de douleur y est associée. Henri apprendra à lire et à écrire le yiddish dans une école juive. Il se souvient avec tristesse de sa première confrontation avec l’antisémitisme ambiant de cette époque d’avant-guerre. Il s’agissait d’un graffiti sur un mur à la mer où il était écrit : « Mort aux Juifs ».
Mai 1940, la famille Kichka fuit vers le sud-ouest de la France. Dès septembre 1940, ils sont arrêtés par la gendarmerie française aux ordres de Vichy et enfermés au camp d’Agde. En novembre 1940, ils sont déplacés au camp de Rivesaltes. Grâce à l’intervention d’une tante parisienne, ils sont libérés et, munis de faux papiers, rentrent à Bruxelles. Dès leur retour, ils doivent subir les mesures antisémites imposées par l’occupant nazi. Afin d’être protégée, Nicha est confiée à un couple d’amis liégeois. Cette séparation s’avérant trop pénible, elle revient à Bruxelles.
Au cœur de la tourmente
Le 1er août 1942, Bertha reçoit sa convocation pour Malines. Toute la famille l’accompagne à l’arrêt du tram. Un silence de plomb s’abat sur le foyer des Kichka. Henri ne reverra plus jamais Bertha, 15 ans, assassinée dès son arrivée au centre d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1942, la famille Kichka est raflée par la Gestapo. Internés à la caserne Dossin de Malines avec leur tante Esther, le 10 septembre, ils partent vers l’Est dans le IXe convoi. Le train s’arrête à Kozel (Pologne). Tous les hommes âgés de 16 à 55 ans doivent en descendre. Le train poursuit sa route vers Auschwitz-Birkenau, où Chana, 42 ans, Esther, 30 ans et Nicha, 9 ans seront assassinées.
Le 13 septembre 1942, Henri et son père sont internés au camp de Sakrau. Henri a 16 ans. Ils sont contraints à travailler à la construction d’une voie ferrée. Le travail relève du pire esclavagisme, mêlant les coups, les humiliations, le manque de nourriture et de vêtements. Henri et son père découvrent horrifiés la réalité de l’enfer concentrationnaire nazi. Les Juifs y sont traités comme de la marchandise et non comme des êtres humains. Ils sont nombreux à mourir d’épuisement, de mauvais traitements, de faim, de maladies. Ils sont également nombreux à se suicider. A Sakrau, Henri et Joseph subissent une nouvelle sélection et sont déportés au camp de Tarnowitz, le 21 octobre 1942. Henri a les pieds gelés et un œdème qui l’envoie au « Rivier », infirmerie qui a tout du mouroir.
Fin mars 1943, Henri est séparé de son père en étant envoyé au camp de convalescence de Sint-Annaberg, où il ne reçoit pratiquement rien à manger. La faim est insup-portable. En avril 1943, Henri est déplacé au camp de Shoppinitz. Un mois plus tard, il est transféré au camp de Blechhammer. Il y retrouve son père. Le 1er avril 1944, ce camp est placé sous la férule des SS. Le camp est renommé Blechhammer-Auschwitz IV et Henri y sera tatoué. Il porte dorénavant le numéro 177789, son père, le numéro 177777, et ils sont obligés de porter l’uniforme rayé bleu et blanc.
Le 21 janvier 1945, les SS fuient l’arrivée des Alliés en emmenant avec eux tous les déportés valides, laissant les autres à la mort. Ce seront les terribles « Marches de la Mort ». Par -18°C et jusqu’à -31°C, les prisonniers sont jetés sur les chemins enneigés, encadrés par les SS qui ne tolèrent aucun retard sous peine d’une balle dans la nuque. La marche à laquelle les Kichka sont forcés de se joindre durera 13 jours. Peu survivront à ces conditions effroyables, morts de froid, assassinés. Seuls 750 détenus sur les 5.000 de Blechhammer arriveront au camp de Gross-Rosen. Ils survivront aux bombardements pour finalement arriver au camp de Buchenwald. A leur arrivée, Henri recueillera le dernier souffle de son père épuisé. Puis, après une désinfection et un séjour en quarantaine, il échappera une nouvelle fois à la mort grâce à l’intervention des kapos communistes qui le soustraient aux dernières rafles perpétrées par les nazis dans le camp avant leur fuite.
39 kilos à son retour
Le 11 avril 1945, les Américains libèrent le camp de Buchenwald. Trois jours plus tard, Henri a 19 ans. Henri et ses amis déportés sont acheminés jusqu’à Weimar. Le 5 mai 1945, Henri retrouve Bruxelles, ville libérée depuis neuf mois. Reçu dans un centre d’accueil à Uccle où il passe la nuit, il se rend ensuite en tramway à l’AIVG (Aide aux Israélites Victimes de la Guerre) qui a accepté de le prendre en charge. Il se souvient des regards des voyageurs et de la sollicitude du receveur : il pèse 39 kilos, a le crâne rasé et porte encore son uniforme de déporté… Au cours de la visite médicale, Henri s’évanouit et est transporté à l’hôpital Brugmann où il reste quelques semaines à la fin desquelles un médecin lui diagnostique la tuberculose. Henri doit entrer au Sanatorium Georges Brugmann à Alsemberg, où il restera plus d’un an. Henri se reconstruit peu à peu, physiquement et moralement. Il lit, dessine… reprend courage, mais ses nuits restent peuplées de cauchemars.
Le 30 août 1946, Henri entre à l’orphelinat de l’AIVG, ses camarades ont un passé d’enfants cachés, il est le seul déporté. Autorisé à sortir dans la ville, il retrouve Bruxelles, les lieux de son enfance, les anciens voisins, amis, récupère des photos de sa famille… et apprend à danser. Sa majorité approchant (21 ans), Henri se prépare à quitter l’orphelinat. Il loue une chambre avec Beno Linzer, orphelin comme lui, et trouve un travail d’apprenti maroquinier. Empêché par les nazis de poursuivre ses études, Henri passera des années à combler ce fossé en lisant, mais cet apprentissage, il l’effectuera seul. Il regrettera toujours de n’avoir pu connaître plus longtemps l’amitié de ses camarades de classe et l’accompagnement d’un enseignant.
En 1947, Henri s’inscrit à l’USJJ (Union sportive des jeunes Juifs), ce qui lui permet de renouer avec une vie communautaire juive, faite de partage, de tolérance et de liberté. C’est le 9 avril 1949 qu’Henri revient réellement à la vie : il épouse Lucia Swierczynski avec laquelle il aura quatre enfants : Khana, Michel, Irène et Charly qu’il tentera de préserver de sa tragique histoire.
Après avoir fait carrière dans un magasin de textile, Henri se partage entre son devoir de mémoire de la Shoah et le dessin, sa grande passion. Enfant, son don artistique
a été brutalement interrompu par la Shoah, mais il l’a retrouvé en même temps que la liberté. Créativité qu’il a transmise à son fils, Michel, célèbre caricaturiste israélien et à son petit-fils, Yaron, designer renommé en Israël. Henri a plusieurs fois exposé ses œuvres en noir et blanc, inspirées du monde disparu du Yiddishland ou de la vie juive à Jérusalem, de même que ses peintures ornementales polychromes à symbolique juive.
Témoigner, sa raison d’être
Porte-drapeau national de l’Union des déportés juifs de Belgique, membre de 11 associations patriotiques, il participe à toutes les cérémonies et manifestations relatives à la Shoah. Chaque année, il rencontre des centaines de jeunes lors de ses témoignages dans les écoles ou les lieux de mémoire, tel Auschwitz-Birkenau et, infatigablement, il les met en garde contre les dérives extrémistes et leur transmet son courage et sa confiance en l’avenir. Henri sait qu’il doit se consacrer presque exclusivement au devoir de mémoire, témoigner, raconter la disparition tragique des siens et sa douloureuse survie dans les camps de la mort.
Michel Kichka* a commenté en 2008 le dessin sur lequel il a représenté son père, avec son drapeau et en tenue de prisonnier, à l’entrée d’Auschwitz : « Les témoignages de mon père devant les jeunes qu’il accompagne à Auschwitz sont devenus sa raison d’être, sa mission sur terre, tant qu’il le pourra. Il est devenu connu, et aussi reconnu. C’est pour lui une véritable réhabilitation dans la société des humains. Après avoir été presque déshumanisé, transformé en numéro destiné à l’extermination, après avoir vécu 35 ans dans un non-dit écrasant, il est non seulement incapable de s’arrêter de parler, mais presque incapable de parler d’autre chose. C’est dans les camps de la Mort qu’il reprend confiance en la vie. Les jeunes sont touchés aux larmes par son récit dont il a fait un livre** ».
Suite à son décès intervenu le 25 avril 2020, des suites du coronavirus, nombreux sont ceux qui pleurent la disparition d’un des derniers rescapés d’Auschwitz et d’autres camps, mais également d’un témoin infatigable qui savait raconter tout ce qu’il a vécu, sans avoir peur d’aborder des sujets difficiles parfois dans les débats avec les jeunes.
* Dessinateur caricaturiste belgo-israélien, Michel Kichka est notamment l’auteur du roman graphique Deuxième génération. Ce que je n’ai pas dit à mon père, éd. Dargaud, 2012.
* Henri Kichka, Une adolescence perdue dans la nuit des camps, éd. Broché, 2006. Préface de Serge Klarsfeld.
Ces informations ont été tirées de l’exposition itinérante « Destins d’enfants juifs survivants en Belgique sous la tourmente nazie », proposée par le CCLJ en 2007 dans le cadre de son projet d’éducation à la tolérance « La haine, je dis non ! ». Elle retrace l’histoire de la Shoah en Belgique à travers des histoires personnelles, à l’intention des écoles secondaires, des maisons communales et des associations.
« Passeur de mémoire » auprès du grand public et des jeunes, « inlassable témoin »,
le monde associatif belge et français, mais aussi politique, médiatique et culturel aura été nombreux à lui rendre hommage ce 25 avril 2020 sur dans la presse et les réseaux sociaux, confinement oblige. Tous gardent l’image d’un « homme fort », « jovial » et « volontaire », qui n’avait pas peur de dire ce qu’il pensait. « Un ami et porte-drapeau fidèle » pour l’Union des déportés juifs de Belgique, « un grand monsieur » qui ne s’est « jamais laissé abattre » malgré les épreuves, pour beaucoup d’anonymes qui ont tenu également à lui rendre hommage, reconnaissant comme une chance de l’avoir mieux connu ou juste rencontré.
« Quel grand homme charismatique, d’un mental d’acier et d’une positivité sans pareil », témoigne une jeune femme sur notre page Facebook. « A jamais, Mr Kichka a marqué mon existence lors de mon voyage scolaire à Auschwitz et au cours des riches moments de partage que j’ai eu la chance de vivre avec lui. Une expérience unique que je n’aurais pu vivre sans lui. Je ne l’oublierai jamais et en parlerai à mes futurs enfants ».
Henri était un ami de longue date du CCLJ qui lui a décerné en 2008 aux côtés de l’historien Maxime Steinberg le titre de « Mensch de l’année ». Nous présentons à ses enfants, Irène et Michel Kichka, ainsi qu’à toute sa famille, « sa plus belle revanche sur les nazis », nos plus sincères condoléances.
Il nous revient désormais de poursuivre son travail de transmission.