Du carnaval d’Alost aux campagnes répétées de Boycott artistique et scientifique d’Israël, la liste est longue. La récente crise du Musée de la Shoah et des Droits humains de Malines confirme cette regrettable tendance. Le 10 mars dernier, la moitié du conseil scientifique de cette institution, parmi lesquels quelques ténors de l’Université flamande, dont Bruno De Wever, le frère de Bart De Wever a donné sa démission.
Voici le motif, ou plutôt le prétexte, de ce retrait en bloc : la Caserne Dossin serait prise en otage par les membres d’un certain lobby, lequel, pour ne pas le nommer, imposerait au musée un agenda à la fois juif et sioniste. Le communiqué des démissionnaires est à cet égard d’une clarté, osons le terme, biblique : d’une part, le musée « mettrait trop l’accent sur la commémoration de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (un véritable scandale, convenons-en, en ce lieu qui servit de base à la déportation massive des Juifs de Belgique), et trop peu sur les droits de l’homme en général » ; d’autre part, il serait « en tant que lieu de mémoire … le terrain sur lequel la politique actuelle de l’État d’Israël est mise à l’ordre du jour. » Et nos brillants signataires d’ajouter : « Nous ne devons pas donner l’impression que ce lieu de commémoration de 25.000 victimes juives puisse être instrumentalisé dans un conflit politique avec lequel elles n’ont rien à voir ».
On croit rêver. Non seulement le musée de Malines a organisé des expositions temporaires sur bien d’autres sujets que la Shoah (Arménie, Bosnie, Rwanda, crise des réfugiés, etc.) mais elle n’en a jamais consacré à l’État d’Israël. On croit rêver, toujours, si l’on songe que les instances communautaires juives, comme d’ailleurs francophones, ont depuis longtemps perdu leur pouvoir sur une institution qui, hier encore nationale, est aujourd’hui passée sous contrôle flamand. Que l’on s’en plaigne ou non –il y eut aussi des Juifs bruxellois et wallons parmi les quelque 25.000 déportés juifs de Malines- la réalité est ce qu’elle est : la Caserne Dossin est devenue par la force des choses un musée exclusivement flamand.
Dès lors, comment voir le mouvement d’humeur des historiens flamands, autrement que pour ce qu’il est, à savoir une manœuvre cynique. Profitant d’une controverse montée de toute pièce, le but des démissionnaires est de faire de la Caserne Dossin, un musée consacré aux Droits de l’Homme et non plus prioritairement à la Shoah; d’aucuns plaidant même pour une mise en perspective de la question palestinienne.
Rappelons à toutes fins utiles l’origine de la crise : l’annulation, in extremis d’une location de salle à une ONG catholique, Pax Christi, qui promeut auprès de l’Union européenne une rupture radicale des relations avec l’Etat juif. Facteur aggravant, la personnalité même de la lauréate du prix que devait y décerner Pax Christi: Mme Brigitte Herremans, une militante pro-BDS pour le moins controversée qui accusa, en son temps, les « lobbyistes pro-israéliens de gonfler considérablement les chiffres de l’antisémitisme ». N’y avait-il pas d’autres lieux, moins signifiants que la caserne Dossin pour honorer une militante aussi connotée ? Et bien précisément non, si l’on songe à ce besoin impérieux d’une certaine Flandre à jouer sur la question palestinienne, pour mieux relativiser le poids de la culpabilité liée à la Shoah. Et ce, d’autant plus en son lieu de mémoire.
Pour preuve de ce que nous avançons, les nombreuses interviews de M. Christophe Busch, le directeur-général démissionnaire du Musée de Malines, celui-là même qui accepta de donner en location la caserne Dossin à Pax Christi et qui surtout choisit de démissionner, en novembre dernier, à la surprise générale de toutes les instances dirigeantes du musée. Notre homme feint aujourd’hui de l’ignorer se posant en victime à la fois d’une bien fantasmatique administration juive[1] (sic) et de la résistance (entendez intolérance) des derniers rescapés[2] :
« Parfois, dit M. Busch, une jeune musulmane demande au guide si on dira quelque chose sur ’l’Holocauste à Gaza’. Si vous répondez ensuite que le musée ne porte que sur ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale, le dialogue est terminé. Il a été conseillé à nos guides de prendre ces questions au sérieux sans y répondre immédiatement : ‘’Suivez-moi. Vous verrez des choses ici qui enseignent également quelque chose sur Gaza’’. Cela fonctionne ».
Tout en concédant qu’il peut comprendre qu’une majorité de Juifs se refuse à envisager que le musée puisse « apprendre quelque chose sur Gaza », notre ex-directeur n’en estime pas moins « la comparaison utile », ajoutant subrepticement qu’ « il se trouve aussi des voix juives qui trouvent la comparaison utile[3] ». On conviendra à tout le moins que le délit d’importation du conflit israélo-palestinien n’est pas le fait d’un soi-disant lobby juif. Notre directeur démissionnaire ne s’arrête d’ailleurs pas en si bon chemin, insistant ensuite sur le refus supposé des « Juifs » à comparer la Shoah avec d’autres violences de masse : « Beaucoup de Juifs veulent que l’Holocauste soit considéré comme un événement unique qui ne devrait pas être comparé ».
Or, rien n’est plus faux. Il n’est qu’à songer au rôle moteur des historiens juifs dans l’étude des violences de masse de toutes catégories, de Helen Fein à Maxime Steinberg et Jean Hatzfeld, en passant par l’auteur de cet article, pionnier dans l’étude du génocide des Herero. Que l’on songe aussi à la formidable solidarité entre associations juive, tutsi et arménienne de Belgique. Que l’on songe enfin au fait que les musées de la Shoah s’intéressent depuis une bonne dizaine d’années à l’étude de tous les génocides. M. Christophe Busch ignore-t-il le travail considérable du Mémorial de la Shoah de Paris dans la lutte contre le négationnisme hutu et turc ? Sans parler des expositions temporaires qui ont eu lieu… dans son propre musée, à Malines ?
Il est vrai que l’homme n’est pas à une ineptie près, allant jusqu’à comparer, dans cette même interview les ingénieurs (évidemment francophones) de la FN aux concepteurs des chambres à gaz d’Auschwitz ! Je le cite : « Les ingénieurs qui ont fabriqué les incinérateurs d’Auschwitz ont optimisé leur produit et ont constaté qu’ils n’avaient rien à voir avec le génocide. Aujourd’hui, une entreprise belge, FN, fabrique des armes qui se retrouvent dans le terrible conflit au Yémen ».
La question n’est pas tant que M. Busch ne soit pas un spécialiste de la Seconde Guerre mondiale (ce criminologue n’a presque rien écrit sur la Shoah[4]) mais qu’il semble avoir une sorte d’agenda caché, lequel consisterait à proposer une vision de l’holocauste non plus en noir et blanc, mais en nuances de gris, c’est-à-dire sans réels ‘victimes’ et ‘coupables’, pour reprendre le titre de l’ouvrage des Gronoswki, Tinel et Van Reybroeck. L’idée serait d’en finir, et je le cite une fois encore, avec « la fable de la démonisation nazie (qui) ne constitue pas une narration instructive (…) Regardez ce que ces méchants ont fait … n’est pas une histoire éducative ».
Cet agenda caché serait-il à mettre en relation avec certaines déclarations de son prédécesseur, M. Herman Van Goethem ? On n’ose le croire, étant donné son rôle primordial dans le renouveau du Musée. Reste que l’actuel recteur de l’Université d’Anvers propose de scinder l’institution malinoise en deux sections distinctes : la première, consacrée à la Shoah, la seconde aux Droits humains. Là où le bât blesse, c’est que dans le cadre de cette restructuration l’espace consacré au judéocide serait réduit au Mémorial situé en face de l’actuel musée. Cette annexe a beau être un lieu magnifique, elle est toute petite et fort peu visitée. N’y sont en outre évoquées que les victimes. Jamais les « daders », les bourreaux, les collabos.
Agenda caché ou pas, une chose est sûre : la proposition de Van Goethem, rejoint celle de ce comité d’historiens regroupés naguère au sein de Transit Mechelen, parmi lesquels MM. Bruno De Wever, Jean-Philippe Schreiber ou encore Pieter Lagrou. C’est ce même historien qui écrivait, toujours dans le Standaard, le 14 novembre 2006 :
« … Du point de vue sociétal, il ne semble pas évident que le contribuable flamand doive débourser 40 millions d’Euros pour un musée consacré exclusivement au malheur des Juifs belges dans les années 1940-45. La dotation budgétaire indique que c’est là la première priorité dans la politique du musée. Cependant, nombreux sont les enseignants qui soulignent les effets pervers d’une attention trop exclusivement focalisée sur l’« Holocaust Education ». Les enfants musulmans éprouvent souvent un sentiment d’injustice et d’exclusion lorsqu’on leur parle à chaque fois à nouveau des victimes juives, et jamais des victimes musulmanes actuelles, comme si le problème de discrimination le plus aigu rencontré en Flandre et dans le monde était aujourd’hui l’antisémitisme plutôt que l’islamophobie. La politique Flamande en matière de musée et de mémoire doit tenir compte de la diversité de la société flamande actuelle et pas seulement de ce qui s’est passé dans ces régions en 1942, en 1914 ou en 1302. Cela revient-il à dire qu’il vaudrait mieux se taire à dans toutes les langues à propos de la persécution des Juifs, afin d’éviter des conflits ? Bien au contraire, mais beaucoup dépend du contexte et de l’interprétation. En Belgique précisément, la persécution des juifs se comprend plutôt dans un contexte de xénophobie vis-à-vis des immigrants récents que dans un schéma d’antisémitisme séculaire ».
Hier, comme aujourd’hui, on sent comme une sourde tentation de faire de Malines un temple voué aux Droits de l’Homme où il serait question de tout, sauf de cet antisémitisme qui, à croire M. Lagrou, ne dirait rien du présent comme d’ailleurs du passé. On ne s’étonnera donc pas davantage du refus de l’ancien directeur-général, Christophe Busch, de condamner les dérives du Carnaval d’Alost comme d’ailleurs de sa mise en avant dans la presse flamande. Le voilà désormais promu tel un nouvel Tijl Uilenspiegel qui aurait tout compris, tout inventé alors qu’il n’en est rien. Notre criminologue a hérité de structures solides, érigées par ses deux prédécesseurs, MM. Ward Adriaens et Herman Van Goethem, brillamment épaulés par la directrice-adjointe et conservatrice Veerle Vanden Daelen, sans oublier l’historienne Laurence Schram, détentrice, au sein de l’institution, du seul doctorat sur la Shoah.
Loin de moi l’idée qu’il faille faire l’impasse sur les Droits humains, à fortiori dans un territoire –La Flandre– acquis depuis une dizaine d’année à l’extrême-droite nationaliste et raciste. Reste que ce musée, s’il devait être porté sur les fonts baptismaux, devrait être abrité, plutôt qu’à Malines, au Fort de Breendonk, lieu où furent internés, sous la bonne garde de SS flamands, des « raciaux » (50% de détenus juifs) et des réfractaires à l’ordre nazi (résistants). Ce serait-là le lieu de mémoire idéal pour évoquer les dangers du racisme et de la dictature. Au musée de la Shoah et des Droits humains de s’intéresser en priorité à l’étude de la… Shoah sur le sol belge, sans pour autant négliger d’autres tragédies comparables, commis contre d’autres peuples en d’autres lieux et époques.
Je me permettrai en conclusion de donner un conseil à mes compatriotes flamands (Je suis Gantois de naissance et de cœur) : s’ils désirent vraiment guérir de leurs plaies mémorielles et, par ce fait, réduire le score de l’extrême-droite chez eux, il ne saurait être question de faire l’impasse sur l’enseignement de la persécution des Juifs de Belgique. Pourquoi ? Tout simplement parce que cet épisode noir est leur histoire, celle de leurs pères et de leurs grands-parents -qu’ils aient été collaborateurs, résistants ou témoins passifs de l’histoire en marche. L’amour sans faille dont témoigne la Flandre universitaire à la Palestine n’est que leurre, faux-semblant, et stratégie d’évitement.
Il y a en Flandre comme une joie honteuse, pour reprendre une expression freudienne (Schadenfreude) à dénoncer au nom des Droits de l’Homme, un Etat, en l’occurrence Israël, où tant de rescapés de la Shoah ont su trouver refuge. Est-ce par hasard si la Flandre soit, sans doute, l’entité politique qui compte le plus d’universitaires appelant au boycott scientifique et culturel d’Israël ? Malheureusement non. Qui donc songerait, à Gand, à Anvers, à Bruxelles ou à Leuven, à boycotter la Turquie, le Qatar, la Chine ou les Etats-Unis ?
Aujourd’hui plus que jamais, pour paraphraser Clausewitz, l’antisionisme radical apparaît comme la continuation de l’antisémitisme par d’autres moyens. Que de différences, avec la France, notre voisine, où d’autres fils et petits-fils de la collaboration font, quand ce n’est pas profil bas, cause commune avec leurs frères juifs -qu’il s’agisse d’essayistes comme Alexandre Jardin ou Pascal Bruckner, ou d’artistes comme Philippe Druillet ou Gérard Garouste.
La crise du musée de Malines, tout comme l’Affaire Tinel ou encore le carnaval d’Alost ne sont, somme toute, que l’expression médiocre d’une névrose non assumée : celle des enfants et des petits-enfants de la Flandre collaborationniste qui entendent imposer leur vision tronquée de la Seconde Guerre mondiale aux fils et filles de la Shoah. Au risque sans doute de reproduire les erreurs du passé.
Joël Kotek, membre non-démissionnaire du conseil scientifique du Musée de Malines et spécialiste des génocides.
[1] Interview de Christophe Busch par Sofie Vanlommel, «Il y a une menace de fatigue de la Shoah», De Tijd, 3 janvier 2020.
[2] Interview de C. Busch par Wouter Woussem et Bart Brinckman, ‘De fabel van de demonische nazi is geen leerzaam verhaal’, De Standaard, 21 mars 2020.
[3] Il songe évidemment à l’UPJB qui n’a pas manqué de soutenir les historiens soi-disant rebelles dans un communiqué croquignolesque qui témoigne d’abord de la totale incompréhension de ses militants du véritable enjeu de la crise malinoise.
[4] Busch, Christophe & Van Pelt, Robert-Jan. (red.) (2013). Het Höcker album, Auschwitz door de lens van de SS. Laren: uitgeverij Verbum.