La géopolitique des mufles, des dupes et des laissés-pour-compte

Elie Barnavi
Si la chute de Kaboul était, disais-je dans ma dernière chronique, la grande affaire de la rentrée, le pacte de sécurité dit Aukus (Australie - Grande-Bretagne - Etats-Unis) que viennent de dévoiler les trois puissances anglo-saxonnes en est la deuxième.
Bloc-notes Barnavi
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Les deux sont plus liées qu’on pourrait le penser à première vue. En effet, en se débarrassant définitivement du piège afghan, le président Biden accomplit enfin le « pivot » asiatique esquissé par son prédécesseur Obama. Le « grand Moyen-Orient » des stratèges américains de l’ère Bush ? Le conflit israélo-palestinien ? L’Europe ? La Russie de Poutine même ? De la roupie de sansonnet ; c’est la Chine qui présente pour l’Amérique le seul défi géopolitique désormais digne d’intérêt.

Certes, cet accord tripartite aux termes duquel 
Washington et Londres aideront Canberra à se doter de sous-marins à propulsion nucléaire fait sens. Pour son environnement immédiat comme pour l’ensemble du globe, la Chine est devenue pour l’Occident davantage qu’un « adversaire systémique », une menace qu’il est urgent de circonscrire. Mais, comme le retrait d’Afghanistan, c’est la manière dont les États-Unis s’y sont pris qui laisse songeur. Biden a fait du Trump, en manifestant un incroyable mépris à l’égard de ses alliés de l’Otan, en premier lieu de la France, signataire avec l’Australie d’un accord gargantuesque de livraison de douze sous-marins à propulsion conventionnelle que cette dernière a cavalièrement annulé. Vulgairement parlant, Biden à fait à la France un enfant dans le dos. On comprend que Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères, ait évoqué un « coup de poignard dans le dos » et est allé jusqu’à rappeler pour consultations ses ambassadeurs à Washington et à Canberra. On n’avait jamais vu pareille crise diplomatique entre les deux vieux alliés depuis l’indépendance des Etats-Unis, à laquelle la France a si puissamment contribué et dont les deux pays devaient célébrer ensemble avec éclat le 240e anniversaire de la victoire française décisive de la baie de Chesapeake (5 septembre 1781) sur la flotte britannique.

Évidemment, il ne s’agit pas que de mauvaises manières, ni même de gros sous. La France a d’énormes intérêts dans la zone indopacifique où elle possède des territoires et une immense sone économique exclusive. Seule puissance de l’Union européenne capable d’y projeter des capacités militaires, elle devrait constituer à ce titre un allié précieux pour Washington. Un peu gênés tout de même, les porte-paroles américains le proclament sur tous les tons. Paris est assurément un allié quelque peu encombrant qui, en l’occurrence, n’endosse pas franchement la posture confrontationnelle américaine. Les Français, comme les Allemands d’ailleurs, entendent cheminer sur une sorte de « troisième voie » censée ménager autant que faire se peut la susceptibilité chinoise, et donc leurs propres intérêts économiques, en même temps que de sauvegarder une certaine autonomie stratégique européenne à l’égard de Washington. Il n’empêche, exclure la France, et l’ensemble de l’Union européenne, de ce qui se dessine comme une alliance militaire occidentale majeure dans une région ultra-sensible, est proprement incompréhensible. Les partenaires de la France de l’UE ont d’ailleurs fini par se ranger publiquement de son côté.

Le gouvernement d’Israël, apparemment peu concerné, se tait dans toutes les langues. D’un côté, que l’Amérique tourne ses regards vers la Chine, c’est du pain bénit pour Jérusalem ; plus elle se désintéresse du marigot proche-oriental, et mieux cela vaut pour lui. De l’autre, allié et client de Washington, et donc incapable de tenir la balance égale entre Washington et Pékin, il entend tout de même ne pas trop s’aliéner les Chinois, auxquels le lie d’importants intérêts commerciaux et industriels. Une position d’équilibriste de plus en plus difficile à tenir, les Américains manifestant une impatience croissante à l’égard des prises d’intérêt chinoises dans l’économie du pays.

Au-delà, il devrait se poser, à l’instar des Européens, la question de la fiabilité du grand frère américain. A l’heure de l’America first, que pèsera Israël si sa politique est perçue comme contraire aux intérêts américains ? Une question qui doit tarauder bien des chancelleries, de Riyad à Kiev.

***

Pour l’Etat juif, ce n’est pas la seule question, ni même la plus importante. Dans le monde turbulent et incertain qui est le nôtre, où l’ordre international libéral qui a permis à Israël de naître, de croître et de prospérer est assailli de toutes parts, il ferait bien de se poser une autre grande question, la seule en fait dont la réponse déterminera son avenir : que faire de la Cisjordanie ? Si l’on en croit Aluf Benn, le rédacteur en chef du quotidien Haaretz, Naftali Bennett a une réponse, bien que, pour des raisons évidentes, il préfère rester dans le vague en s’abritant derrière le paravent commode de la paralysante diversité idéologique de son gouvernement.

Le 17 septembre, Benn a publié un article qui a fait quelques vagues : « Bennett présente : Comment établir un Etat unique sans faire grincer des dents ». Certes, il constate comme tant d’autres que notre Premier ministre nous change plaisamment de son prédécesseur. Il est modeste, ne se prend pas pour l’envoyé du Tout-Puissant à Son peuple, il est affable, travaille en harmonie avec ses ministres, ne se pare point de leurs plumes si quelque chose leur a réussi ni ne se défausse sur eux de ses propres turpitudes. Soulagés de se voir débarrassés de Netanyahou, les grands de ce monde et de la région lui font risette, en témoignent sa visite à Washington ainsi que le sommet de Sharm-el-Sheikh du 13 septembre avec le président égyptien al-Sissi. Cependant, en prenant le contrepied de la plupart des commentateurs de centre gauche, il rappelle que l’essentiel n’est pas le style, mais l’essence. Et l’essence, c’est son refus d’envisager ne fût-ce que l’éventualité d’un Etat palestinien. Sa « solution », c’est le statu quo diplomatique assorti de gratifications économiques offertes aux Palestiniens en échange de leur résignation. A sa manière polie et affable, Bennett « galope gentiment et résolument vers un État unique avec des millions de sujets palestiniens ».

***

Combien de millions ? Cela dépend comment on compte. On sait mieux combien nous sommes, nous Israéliens, puisque tous les ans à Rosh Hashana le Bureau central des statistiques nous compte avec précision : 9.391.000, dont 6.943.000, soit 74%, de Juifs, et 1.982.000 d’Arabes, soit 21%, dans leur immense majorité des musulmans sunnites. Si nous continuons sur cette lancée, nous serons 10 millions dès la fin de 2024, 15 millions en 2048 and 20 millions en 2065. C’est bien, mais, sans même évoquer des arguments d’ordre éthique, il faut savoir que nous avons déjà perdu la course démographique contre les Palestiniens. En effet, entre la Méditerranée et le Jourdain, il y a déjà à peu près autant de Palestiniens que d’Israéliens, demain la proportion se renversera pour de bon. Vous avez dit « un Etat juif et démocratique » ?

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Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël