Normalités

Elie Barnavi
Je rédige ces lignes au Maroc, où je suis invité à prononcer deux conférences. Les puissances invitantes sont diverses associations de promotion des cultures juive et berbère, l’archevêché de Rabat, ainsi que le Global Center de l’Université Internationale, une institution d’élite.
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Ce qui est frappant n’est pas tant la gentillesse de l’accueil, cela j’en avais déjà fait l’expérience, que le caractère naturel de cet accueil, comme si la présence d’un ressortissant israélien dans ce pays arabe était la chose la plus normale au monde. Du moins dans les cercles où j’évolue. Selon les sondages, qui valent ce qu’ils valent, 40% des Marocains sont favorable à la normalisation avec Israël, 30% y restent hostiles et les 30% restants n’ont pas d’opinion.

Quoi qu’il ne soit, cette normalité est sans doute l’aspect le plus visible des Accords d’Abraham. C’est en bavardant avec mes hôtes que je perçois le mieux la révolution à l’œuvre au Proche et au Moyen Orient et dont lesdits Accords sont l’expression diplomatique. Oui, Netanyahou avait raison, on peut faire ami-ami avec les Arabes tout en s’essuyant les pieds sur les droits des Palestiniens, lesquels constituaient jadis le ciment de l’unité de l’Oumma et naguère encore la condition sine qua non de toute normalisation avec Israël.

Tirant la conclusion qui lui semblait s’imposer, son successeur Naftali Bennett a prononcé devant l’assemblée annuelle de l’ONU, fin septembre, un discours d’où le vocable même de Palestiniens a été occulté. Tous les dirigeants israéliens depuis la guerre des Six-Jours, Netanyahou compris, ont sacrifié au rituel de l’évocation du problème palestinien. Lui, non. Il a parlé du Covid, s’en est bizarrement pris aux cadres du ministère de la Santé qui se permettaient de contester sa politique – à l’Assemblée générale des Nations unies ! –, a ressorti tous les clichés sur l’Iran, sur Israël-la-seule-démocratie-de-la-région, etc., mais n’a pas trouvé bon ne fût-ce que mentionner le gros éléphant dans la pièce. Or, comment faire, l’encombrant pachyderme est toujours là. On a beau l’ignorer, le peindre couleur muraille pour faire semblant de ne pas le voir, multiplier les entraves à ses pieds, il n’ira nulle part car il n’a nulle part où aller.

***

Non que l’Iran ne soit pas une préoccupation légitime pour Israël, qui fait ce qu’il peut pour lui mettre des bâtons dans les roues. Et il peut beaucoup. Le dernier en date de ses exploits, accompli durant la période de transition entre la défaite de Trump et l’investiture de Biden, fut l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh, le scientifique en charge du volet militaire du programme nucléaire iranien. On reste pantois devant l’audace et l’extrême sophistication de l’opération. Si l’on en croit le New York Times du 18 septembre, des agents iraniens du Mossad ont monté une embuscade en utilisant une arme automatique activée de l’extérieur des frontières du pays, un coup si bien minuté qu’il a tué le scientifique tout en épargnant sa femme assise dans la voiture près de lui. A l’évidence, il s’agissait non seulement de liquider l’homme, mais aussi les plans de la nouvelle administration américaine de ressusciter l’accord nucléaire avec l’Iran. Tout comme le vol par le Mossad des archives nucléaires dans un hangar de Téhéran, en janvier 2018, avait persuadé le roi Ubu de la Maison Blanche de se retirer du Joint Plan of Action (JPoA) de 2015.

A quoi cet énorme effort opérationnel, technologique, financier, diplomatique a-t-il servi ? A rien. Des trois objectifs recherchés – dissuader les Iraniens, mobiliser la communauté internationale contre eux, empêcher l’administration Biden de négocier le retour de l’Amérique à l’accord nucléaire avec eux –, aucun n’a été atteint. Mieux, Téhéran, libéré de ses obligations aux termes du JPoA, ont avancé à pas forcés et se trouvent désormais tout près du seuil nucléaire. On a mis Netanyahou en jugement pour bien moins que cela.

Que faire maintenant ? Dans un article retentissant (Haaretz du 27 septembre), l’historien Benny Morris offrait comme seule alternative la guerre ou la vie sous la menace atomique iranienne. C’est sans doute aller vite en besogne. Au plan technique, fabriquer un engin nucléaire ne suffit pas, encore faut-il le miniaturiser et le monter sur un missile. Politiquement, il n’est pas certain que les Iraniens veuillent franchir le seuil et obliger Israël à réagir par la force.

Il n’empêche, un Iran parvenu au seuil nucléaire est une perspective sinistre pour l’Etat juif. Ses seules options réalistes : coller le plus possible aux États-Unis pour peser autant que faire se peut sur le résultat final d’un éventuel nouvel accord nucléaire ; et lever l’ambiguïté sur son propre arsenal atomique afin de se doter publiquement d’une véritable diplomatie dissuasive.

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Justement, l’ombre portée par l’Iran fut l’une des raisons majeures du rapprochement entre Israël et les Etats sunnites, Arabie saoudite en tête. Or, le désistement américain de la région, illustré jusqu’à la caricature par le retrait en catastrophe de l’Afghanistan, pousse les Saoudiens à normaliser leurs relations avec les Iraniens. Que les négociations en cours entre Ryad et Téhéran aboutissent à une réconciliation en bonne et due forme, et les autres pays arabes ne tarderont pas à lui emboîter le pas et le fameux front israélo-sunnite risque de sombrer corps et biens dans les eaux du Golfe. Pour Israël, ce serait une très mauvaise affaire. Pour les Américains aussi, mais, obnubilés qu’ils sont par leur rivalité avec la Chine, ils ne semblent pas s’en préoccuper outre mesure.

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Descendons de ces cimes géopolitiques pour aborder notre éléphant dans son comportement quotidien. Deux incidents parmi des centaines. Le mardi 28 septembre, trois petites communautés palestiniennes du sud-est de la Cisjordanie ont subi aux mains de colons des environs le plus gros pogrom que les habitants de cette contrée n’aient jamais connu. Le jour de Simha Torah, de dizaines de jeunes masqués armés de bâtons et de couteaux ont blessé neuf Palestiniens, dont un garçonnet de trois ans qui est toujours hospitalisé, tué des moutons, vandalisé des maisons, tiré au pistolet autour des gens. Le tout sous le regard des soldats, qui ont assuré la protection des pogromistes. Depuis le début de l’année, il y eut près de 400 attaques de ce genre. En toute impunité.

Le lundi 18 octobre, la police a arrêté une femme palestinienne qu’elle soupçonnait d’un jet de pierres sur un véhicule israélien, l’a gardée huit heures durant en attendant un interprète censé permettre son interrogatoire qui n’est jamais venu, et a fini par la libérer sans conditions. Détail sympathique : Quatre heures durant, les policiers ont refusé de la laisser allaiter son nourrisson, qui hurlait de faim. L’occupation abrutit ses agents et émousse le sens moral des citoyens.

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Pas de tous, heureusement. Fin septembre, deux hommes d’affaires israéliens ont financé le sauvetage par l’ONG israélienne IsraAID d’un groupe de femmes afghanes membres de l’équipe féminine de cyclisme. Des négociations se sont engagées avec le Canada pour leur accueil, négociations retardées à cause des élections dans ce pays. Qu’à cela ne tienne, on demande à Ayalet Shaked, ministre de l’Intérieur, d’accorder aux réfugiées un droit de séjour temporaire, en attendant qu’elles puissent partir pour le Canada. Refus de la ministre, soucieuse, dit-elle, de ne point « percer le barrage » en créant un précédent. Les réfugiées ont été accueillies aux Emirats. Au fait, la même Shaked fait des pieds et des mains pour priver les demandeurs d’asile de leur droit aux soins médicaux. Son collègue à la Santé étant membre de Meretz, il faut espérer qu’elle n’y parviendra pas.

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Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël