Sabine Weiss, derniers tirages d’une photographe humaniste

Johanna Cincinatis
La photographe juive s’est éteinte le 28 décembre 2021 à l’âge de 97 ans à Paris. Tantôt photoreporter, tantôt photographe de mode, la dernière représentante du courant humaniste laisse derrière elle un héritage riche et poétique. Sabine Weiss avait obtenu le prix Women in Motion pour la photographie en 2020. L’été dernier, elle signait encore des autographes aux Rencontres internationales de la photographie à Arles, en Provence.
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Sabine Weber, de son nom de jeune fille, débute la photographie à Genève dans la très réputée maison Boissonnas en Suisse. Visuelle plus que théorique, elle aimait déjà les expositions d’art. Son père, ingénieur chimiste et bricoleur l’initie à l’exercice du regard et aux activités manuelles. À la suite d’un chagrin d’amour, Sabine Weiss fait ses valises et s’en va pour Paris, à peine âgée de 22 ans. « On venait avec une chemise de nuit, un crayon et un Rolleiflex. On ne se posait pas de questions ». C’est ce qu’elle racontera plus tard dans le film documentaire Un Regard sur le temps réalisé par Lily et Jean-Pierre Franey, dans les années 2000. Puisqu’il faut bien manger, elle commence par photographier des boutiques de commerçants, comme celles du Printemps, et se construit petit à petit son portefeuille de clients et de commandes. Son premier employeur est Willy Maywald, célèbre photographe de mode de l’époque. Leur collaboration durera trois ans.

De la pub au portrait

Dans un minuscule atelier d’une ruelle pavée, elle commence à traiter ses propres photos. La nuit, elle utilise l’eau du robinet de jardin, à l’extérieur de la bâtisse. Bâtisse qu’elle partage avec Hugh Weiss, un peintre américain installé à Paris, qui deviendra son époux, l’amour de sa vie et le père de leur fille Marion. À l’époque, ils ne partagent qu’une vie d’artiste… pas si précaires. La jeune photographe trouve très vite du travail et n’a aucun problème à vivre de son métier. Dans sa maisonnette parisienne, elle développe son style, ses clichés et un caractère bien trempé. Elle commence à photographier des artistes. Les grands de l’époque se succèdent petit à petit sous son œil aiguisé : Coco Chanel, puis Charlie Chaplin ou encore Ella Fitzgerald. Ses premières commandes, avec de gros budgets, la font réellement démarrer dans les années cinquante. Sabine Weiss gardera longtemps de l’affection et du respect pour la photographie de mode ou la publicité… mais c’est dans le portrait intime en noir et blanc que se déploie son véritable talent.
Elle rejoint en 1952 l’agence Rapho sur recommandation de Robert Doisneau, à qui l’on doit le fameux baiser devant l’Hôtel de Ville de Paris. Elle produit également pour le magazine américain Life qui disposait déjà d’un laboratoire dans la capitale française. Très vite, Sabine Weiss s’entoure de photographes et d’artistes engagés. En 1955, le MoMa expose trois de ses clichés, mais la reconnaissance institutionnelle française se fait lente, même si sa carrière avec des clients outre-Atlantique a déjà bien débuté. Sabine Weiss enchaîne les contrats avec de grosses publications : elle collabore avec Vogue durant dix ans et travaille pour le magazine Holiday notamment. Des titres qui l’amènent à voyager. Des Coptes d’Egypte aux habitants du Val de Marne, la photographe explore. Elle fait et défait ses valises au gré des commandes.

Sabine Weiss, Gitans Saintes-Marie-de-la-Mer 1960

Dès le début de sa carrière, la Suissesse développe sa patte : une marque profonde, empathique, en noir et blanc. Le style qu’on lui reconnaîtra bien plus tard. En dehors de toutes commandes, Sabine Weiss photographie l’humain. Elle a l’art de sublimer le banal, le trivial. Une maison abandonnée, volets fermés, avec, sur le banc juste devant, une vieille dame assise aux côtés de son chien. Rien n’était trop petit, trop ordinaire pour son appareil photo. Cette posture d’humilité face à ses sujets s’inscrit dans le courant de la photographie humaniste où l’on retrouvera aussi Robert Doisneau et Jean Dieuzaide notamment.

Pour ces artistes, la photo permet d’immortaliser le quotidien de ceux qui, jusque-là, n’étaient pas exposés : les plus pauvres, les plus vieux, les plus tristes. Ils cherchent l’humain avant tout.

"Il faut documenter tout ! La pauvreté, la richesse. Je photographie ce qui me touche"

 « Quand on est photographe il faut documenter », confie-t-elle dans le film documentaire. « Il faut documenter tout ! La pauvreté, la richesse. Je photographie ce qui me touche », Et visiblement, la solitude humaine la touchait beaucoup.
Alors Sabine Weiss s’insère où on ne l’attend pas. Guidée par sa curiosité, elle cherche à « se faire admettre, se montrer sans perturber », expliquera-t-elle. On lui doit un travail presque journalistique, empreint d’une grande sensibilité. Ici, le négatif d’une grosse dame dans le métro parisien, le corps appuyé contre une affiche publicitaire, les mains couvrant des yeux qu’on devine mouillés de larmes. Là, le portrait d’un vieillard, bras bringuebalant, peinant à aligner un pied devant l’autre sur un trottoir. Et puis une fillette vêtue de blanc le bras en l’air, poignet fléchi, dansant sans doute sur un air de flamenco au milieu d’un orchestre d’hommes qui grattent la guitare. Dans la lentille de Sabine Weiss, on décèle aussi une tendresse toute particulière pour les enfants et surtout leurs imperfections. Elle les montre tels qu’ils sont : le nez coulant, le regard triste ou le vêtement troué.
À côté des portraits, Sabine Weiss immortalise le Paris des années cinquante. Ses clichés nocturnes montrent les vieux réverbères au halo étouffés par le brouillard. Elle donne à voir des clairs obscurs qu’on peinerait à retrouver aujourd’hui dans des villes saturées de lumière. De jour, elle immortalise la vie urbaine : les marchands dans les rues avec leurs charrettes, les enfants en culotte courte qui jouent sur le trottoir, les parisiens qui se rasent mutuellement en pleine rue. « Les photos, c’est comme le bon vin », racontait-elle. « Il y a des photos qui se mûrissent. Il faut le temps. Elles reprennent tout d’un coup de l’importance ». Sabine Weiss ne croyait pas si bien dire puisqu’il faudra attendre cinquante ans pour une reconnaissance tardive. Celle-ci arrive avec l’engouement nostalgique pour la photographie humaniste, intimiste. Les artistes braquent non plus l’appareil sur les grands mais sur le commun des mortels, avec tendresse, compassion et poésie. Leurs clichés mélancoliques de l’après-guerre séduisent encore aujourd’hui car ils donnent à voir la vie quotidienne, rude, brute, mais sans misérabilisme.

"Elle a apporté un regard féminin "

Femme photographe

A travers toutes les archives la concernant, on découvre une femme d’un ordinaire désarmant, d’une humilité touchante face à ses sujets mais qui savait reconnaître son propre talent. Sabine Weiss ne se laisse pas invisibiliser, en tant que femme artiste. Haute comme trois pommes, la chevelure blonde ébouriffée, les traits fins et clairs, de grands yeux aux aguets, la petite dame s’est fait un grand nom dans le monde de la photographie pourtant majoritairement occupé par des hommes.
Durant des années, Sabine Weiss a été l’une des seules femmes à

exercer le métier de photographe à plein temps. Si elle rejoint ses contemporains dans leur amour pour l’humain à travers la photo, elle ajoute toutefois au courant humaniste une touche de douceur, n’en déplaise aux clichés sur la féminité. « Elle a apporté un regard féminin » à la photographie, confiait le réalisateur Raymond Depardon à nos confrères de France info quelques jours après le décès de la photographe. Son appareil photo avait beau traduire la tendresse, Sabine Weiss a su s’imposer à une époque où la place laissée aux femmes artistes était à peu de choses près inexistante. Les documentaires et reportages à son sujet montrent une personnalité qui n’avait pas sa langue en poche, qui coupait allègrement la parole et rectifiait qui que ce soit sur quoi que ce soit. A ce titre, elle sort de la case dans laquelle on l’a longtemps assigné les femmes artistes : celle de la reconnaissance et de la gratitude. Sabine Weiss ne s’est pas contentée que de cela.
A la fin des années 2000, les récompenses en France arrivent enfin. Officier des Arts et des Lettres, Ordre national du mérite, à 75 ans le grand public découvre cette grande artiste. En 2016, elle est exposée au Centre Pompidou. Quelques années plus tard, l’artiste reçoit le prix de la Women in Motion pour la photographie. Toute son œuvre est désormais exposée au Musée de l’Elysée à Lausanne, sur sa terre natale. L’été dernier encore, elle rencontrait son public comme une star retrouve ses fans, aux Rencontres internationales de la photographie à Arles, en Provence. Dommage pour la reconnaissance tardive de cette femme artiste… un triste cliché dans l’histoire de l’art.

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