Un “Gouvernement de Changement”

Elie Barnavi
Ma dernière chronique s’achevait sur un constat désabusé : le Hamas, disais-je, a offert à Netanyahou l’occasion d’enterrer le « gouvernement de changement » qui était à deux doigts de voir le jour. C’était compter sans les penchants autodestructeurs de l’homme, qui a pratiquement forcé ses adversaires à unir leurs forces pour le mettre à la porte.
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Tout est extraordinaire dans cet ultime rebondissement de notre vie politique. Et d’abord, la composition baroque de la coalition : deux partis de droite, deux du centre, deux de gauche, et un parti arabe pour faire bonne mesure, soit l’ensemble du spectre idéologique israélien à l’exclusion des ultra-orthodoxes. Ensemble, cette poussière de partis n’a même pas réussi à atteindre la majorité à la Knesset puisqu’elle totalise 60 députés sur 120, à peine un de plus que l’opposition. La logique parlementaire aurait voulu que le Premier ministre fût au moins le chef de la formation majoritaire de la coalition ; avec six misérables sièges, Yamina, le parti de Naftali Bennett, n’est que la troisième. Il fallait que le rejet de Netanyahou emporte tout autre considération pour mettre ensemble un attelage aussi bizarre. Car l’architecte de cette chimère n’est autre que Netanyahou lui-même. Qu’on en juge, deux de ses dirigeants, Bennett lui-même et Gideon Saar (Tikva Hadasha « Nouvel Espoir »), ont été de ses féaux, au moins cinq ministres ont servi dans ses gouvernements, tous sont aussi à droite que lui, voire davantage. Des années de brimades, d’humiliations, d’insultes ont fini par avoir raison de leur fidélité. Fascinant spectacle que cet homme supérieurement doué, qui domine de la tête et des épaules l’ensemble de la classe politique, et qui finit par chuter victime de son propre caractère. En effet, tous ses ennuis, judiciaires comme politiques, se réduisent à cela : l’intelligence et le charisme mis à mal par la mesquinerie et un manque d’empathie confinant à l’autisme. Comme le scorpion de la fable, « Bibi » n’y peut rien, c’est sa nature.

Sommes-nous définitivement débarrassés de Netanyahou ? De son héritage, non. Quinze ans de pouvoir, douze ans de pouvoir ininterrompu, ont modifié en profondeur la psychologie de ce peuple et les rapports de force en son sein. S’il n’est pas le seul responsable de la droitisation des esprits, il y est pour beaucoup. Il a « prouvé » qu’il n’était nul besoin de faire la paix avec les Palestiniens pour rayonner dans le monde en général et dans le monde arabe en particulier, les Accords d’Abraham sont là pour en porter témoignage. Son mépris des garde-fous de la démocratie, sa haine de la justice, de la presse indépendante, des organisations des droits de l’homme, son dédain de l’ordre international libéral et son cousinage avec tous les Orban et les Modi de la planète, ont fortement déteint sur les Israéliens. Il laisse derrière lui un pays profondément divisé en « tribus » qui se regardent en chiens de faïence, puisque c’est sur ces divisions, qu’il n’a eu de cesse d’exacerber, qu’il a régné et prospéré. Pour ses besoins personnels, il a favorisé l’accession des kahanistes à la Knesset, attaché les politiciens haredim (ultra-orthodoxes) à son char en les comblant de privilèges exorbitants au mépris de la loi commune, du bon sens et des propres intérêts de leur population, excité un nationalisme bas de front au détriment des citoyens arabes, quitte à les courtiser dans sa quête éperdue d’une majorité. Il faudra du temps, beaucoup de temps pour réparer tout cela.

Son sort personnel est moins certain. Son procès pour corruption ira à son terme, dorénavant dans des conditions moins favorables pour lui. S’il reste chef d’une opposition bien plus cohérente que la coalition et en principe unie derrière lui, les premiers craquements en son sein se font déjà entendre. Les caciques du Likoud aiguisent leurs longs couteaux. Certains poussent à l’organisation immédiate de primaires et se permettent de distiller à des journalistes, pour l’heure en off, des questions gênantes : pourquoi ne s’est-il pas écarté pour permettre à l’un de nous de former la coalition, ce qui, étant donné la composition de la Knesset, était parfaitement à notre portée ? Pourquoi et au nom de quoi nous sommes-nous soumis à quatre farces électorales, pourquoi et au nom de quoi le Likoud a-t-il dû céder le pouvoir. Des questions qui commencent aussi d’agiter le monde fermé et compact des haredim, dont beaucoup comprennent désormais que la fidélité aveugle à Netanyahou a un prix, et que ce prix – le sevrage forcé des tétines du Trésor – est insoutenable pour le « monde de la Tora ». On verra bien.

Evidemment, beaucoup dépendra de la durée de cet étrange gouvernement. A première vue, ainsi fait de bric et de broc et sans vraie majorité, ses chances de survie ne sont pas bien reluisantes. Ses défis sont immenses. Le Hamas est en embuscade ; que fera Ra’am, le parti islamiste membre de la coalition, si une nouvelle flambée de violence embrase la bande de Gaza ? Les Etats-Unis et leurs alliés sont en train de finaliser la nouvelle mouture de l’accord nucléaire avec l’Iran ; quelle sera la position du gouvernement au lendemain de la signature ? On peut compter sur l’opposition pour multiplier les provocations dans les Territoires occupés, notamment la colonisation sauvage, à la fois par conviction et pour embarrasser la composante droitière de la coalition, Bennett en tête ; comment réagira celui-ci, ainsi pris en tenaille entre ses amis idéologiques et ses partenaires du centre et de la gauche ?

Il serait toutefois imprudent de parier sur son décès prématuré. Pour bizarre qu’il paraisse, ce gouvernement ne manque pas d’atouts. Si Netanyahou en a été l’involontaire géniteur, il en est désormais le garant. Tant qu’il sera là, ils se tiendront les coudes. Et comme, en Israël, il ne suffit pas de mettre le gouvernement en minorité pour le faire tomber, encore faut-il aligner une majorité absolue de substitution, le désormais chef de l’opposition est loin du compte. Quant aux membres de la coalition, la dernière chose qu’ils souhaitent c’est un autre scrutin où tous, sauf le centriste Yaïr Lapid, l’homme fort du gouvernement et la grande révélation politique de ces deux dernières années, sont certains de laisser des plumes. Bref, ils sont condamnés à réussir.

Par ailleurs, après le vent de folie qui a soufflé deux ans durant, le pays, hystérisé par Netanyahou et ses larbins, aspire au calme. Sagement, ses chefs ont décidé de laisser de côté, autant que faire se peut, les questions qui fâchent et de se concentrer sur ce qu’ils peuvent faire ensemble : à l’intérieur, l’économie, l’éducation, les infrastructures, à l’extérieur, la restauration des liens avec les Etats-Unis et le judaïsme américain. Voilà déjà de quoi remplir utilement l’ordre du jour du cabinet. Enfin, contrairement au gouvernement précédent, celui-ci semble animé par un remarquable esprit d’équipe. Une équipe fort diverse, et pas seulement sur le plan idéologique – des religieux et des séculiers, des femmes, des Arabes, un homosexuel déclaré ; des gens normaux, qui entretiennent des relations correctes et semblent contents de travailler ensemble pour le bien commun ; des ministres compétents, déterminés à s’occuper de leurs ministères et que le premier d’entre eux promet de laisser travailler. Une révolution. Paradoxalement, la faiblesse même d’un Premier ministre sans grande expérience et pauvre en troupes, est un gage de leur réussite.

Analyse lucide ou vœu pieu ? Nous y verrons plus clair à la rentrée. Et davantage encore en novembre, lors de l’épreuve décisive du budget. Après tout, c’est en refusant de donner un budget au pays que Netanyahou lui a imposé un quatrième scrutin en deux ans et a provoqué ainsi sa propre chute. Il s’agissait pour lui d’enfreindre son accord de rotation avec Benny Gantz. Gageons que Naftali Bennett, qui a signé le même type d’accord avec Yaïr Lapid, s’épargnera, et nous épargnera, cette disgrâce.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël