Il y a effectivement une différence entre l’invasion russe de l’Ukraine et l’extermination des Juifs durant la Seconde guerre mondiale. Les massacres de civils ukrainiens par des soldats russes, comme celui de Boutcha, ne dénotent pas de la volonté d’exterminer tous les Ukrainiens. Dire cela ne revient pas à minimiser les atrocités commises par l’armée russe ni à relativiser la gravité d’une agression militaire commise contre un Etat souverain. Même si elle ne livre pas à un génocide, l’armée russe commet en Ukraine des crimes de guerre, et sûrement des crimes contre l’humanité, dont le président russe devra répondre devant une juridiction internationale.
La volonté d’extermination propre au génocide se matérialise surtout par la mise à mort préméditée des femmes et des enfants car c’est précisément leur disparition qui prive un peuple d’avenir et réalise ainsi l’objectif du génocide. La centralité des femmes et des enfants est d’ailleurs constamment présente dans l’esprit du génocidaire. Dans un discours que le chef de la SS Heinrich Himmler prononce le 6 octobre 1943 à Posen devant les Gauleiters du Reich, il décrit l’extermination des Juifs d’Europe comme « la chose la plus dure que son organisation ait connue ». Himmler évoque ensuite la singularité du génocide en cours : « La question nous a été posée : qu’en est-il des femmes et des enfants ? J’ai pris la décision d’apporter aussi une solution claire en ce domaine. Je n’ai pas estimé avoir le droit d’éliminer les hommes, c’est-à-dire de les tuer ou de les faire tuer, et de laisser leurs enfants grandir et se venger sur nos fils et petits-fils. Il fallait prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la face de la terre ». Cette phrase a une portée éminemment historique car c’est procédant à la mise à mort systématique des femmes et des enfants juifs que les nazis élimineront le peuple juif.
Contrairement à la guerre en Ukraine où les atrocités de l’armée russe visent à terroriser la population et à la faire fuir pour nettoyer ethniquement un territoire conquis, les génocidaires turcs, nazis et hutu-power ne tuent pas les Arméniens, les Juifs et les Tutsi pour les faire fuir. Bien au contraire, ils ne les laissent pas fuir. Les frontières sont hermétiquement fermées et ne leur permettent pas de trouver refuge dans des pays voisins comme le font les Ukrainiens aujourd’hui. Car dans un génocide, la victime est traquée comme un animal. « Les Juifs sont du gibier non gardé. (…). On peut juste leur donner un conseil : ne mettez pas d’enfants au monde, ils n’ont plus d’avenir ». C’est ce qu’écrivait un soldat allemand sur le front de l’Est en 1941. Ces extraits tirés d’une de ses lettres témoignent de la singularité du génocide : viser le groupe dans sa totalité pour ne pas lui assurer d’avenir et pourchasser ceux qui cherchent à fuir.
Disposant d’une mémoire historique suffisante, les Juifs se doivent donc de condamner les déclarations enflammées de Vladimir Poutine lorsqu’il qualifie son « opération spéciale » de « dénazification » de l’Ukraine qu’il assimile à une résurgence du Troisième Reich mais aussi celles des autorités ukrainiennes qui tracent un parallèle entre l’extermination des Juifs d’Europe durant la Seconde guerre mondiale et la situation actuelle en Ukraine. Ce n’est pas une tâche agréable mais elle est nécessaire car elle nous empêche de tronquer la mémoire de la Shoah au nom d’enjeux et d’affects liés à une actualité hélas trop changeante.
Le Prix Nobel de la Paix 2024 hélas terni par un triste dérapage
Opinion de Pierre Goldschmidt, ancien directeur général adjoint de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique, responsable du département chargé de vérifier la non-prolifération horizontale des armes nucléaires dans le monde