Auschwitz, un lieu de mémoire confronté au tourisme de masse

Nicolas Zomersztajn
Auschwitz-Birkenau, dont le 80e anniversaire de sa découverte par l’Armée rouge sera célébré le 27 janvier prochain, est devenu le lieu de mémoire le plus visité d’Europe. Avec une affluence de plus d’un million et de demi de visiteurs par an, ce site est confronté aux aléas et aux dérives du tourisme de masse. Annette Wieviorka, historienne spécialiste de la Shoah et directrice de recherche honoraire au CNRS, revient sur cette problématique en insistant sur le défi de concilier le caractère sacré d’Auschwitz avec son accès aux visiteurs.
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Le site d’Auschwitz-Birkenau est-il sacré ? 

Annette Wieviorka : Auschwitz-Birkenau devrait être sacré, car il s’agit en réalité d’un cimetière, et même du plus grand cimetière juif au monde. Plus d’un million de Juifs y ont été assassinés et réduits en cendres. Mais c’est aussi le plus grand cimetière tzigane (plus de 20.000 morts) et un immense cimetière polonais (70.000 morts). Voilà pourquoi le site devrait être sacré comme le sont tous les cimetières. Mais, en 1947, le site a été transformé en un musée. Des aménagements y ont été faits, qui n’englobent pas la totalité de cet immense complexe. Ainsi, le camp d’Auschwitz III Monowitz-Buna ne fait pas partie du site ouvert aux visiteurs. Son usine chimique, construite par les concentrationnaires, continuera de fonctionner après la guerre. Lorsque l’idée d’ouvrir Auschwitz I et Auschwitz-Birkenau au public comme lieu de mémoire prend forme, le projet initialement envisagé, consistant à tracer une diagonale à travers le site de Birkenau et à laisser la végétation le recouvrir, est mis entre parenthèses.

Que ressentez-vous lorsque vous voyez des groupes de touristes sur le site d’Auschwitz-Birkenau ?

A.W. : J’ai pris conscience de la problématique du tourisme en 1990, lorsqu’un anthropologue britannique, Jonathan Webber, a organisé au Yarton Manor d’Oxford un colloque intitulé « Le futur d’Auschwitz ». Il y avait projeté des photos hallucinantes, montrant des touristes en short, dégustant des glaces devant le crématoire I ! À Birkenau, où le tourisme a longtemps été négligé, il se passait des tas de choses que nous avons oubliées aujourd’hui. Pendant de nombreuses années, des habitants des environs, surnommés les « hyènes », fouillaient le site de Birkenau dans l’espoir d’y trouver de l’or, sous forme de bijoux ou de dents, là où les Juifs avaient été exterminés. L’écrivain français Thierry Jonquet a d’ailleurs écrit un polar formidable (Les Orpailleurs, Éditions Gallimard) à ce sujet. Pendant longtemps, le tourisme qui se développait à Auschwitz n’était pas très organisé. Aujourd’hui, les choses ont changé et tout est encadré. Il faut réserver sa visite, des écouteurs sont prévus pour éviter la cacophonie, des centaines de guides formés accompagnent les groupes, etc. Auschwitz est donc devenu un véritable site touristique, ce qui suscite un regard paradoxal sur cette évolution : d’une part, nous sommes indignés par la présence massive de touristes et les désagréments qu’elle cause, mais d’autre part, nous voulons tous visiter Auschwitz en jugeant notre propre visite légitime tout en remettant en question celle d’autrui. C’est un paradoxe impossible à surmonter. 

Faut-il se résoudre à l’idée qu’Auschwitz-Birkenau soit devenu un site touristique à part entière identique aux plages du débarquement de Normandie ou de la butte du lion de Waterloo avec tout ce que cela implique ?

A.W. : Il évolue selon une dynamique qui lui est propre, et pourrait bien devenir un lieu touristique identique aux plages du débarquement de Normandie. Mais contrairement à ces dernières, Auschwitz s’est imposé comme un lieu d’éducation consacré à la compréhension du mal absolu. Ce lieu de mémoire est également devenu une destination emblématique du « tourisme noir », cette pratique consistant à visiter des lieux marqués par des atrocités de masse. Il attire aussi des visiteurs en quête de sites dits « authentiques ». Il faut hélas constater que plus le temps s’éloigne, plus s’estompe le contrôle que les survivants juifs exerçaient sur le site d’Auschwitz.

Pensez-vous que toute initiative en matière de tourisme ou de visites mémorielles d’Auschwitz ne peut que mettre mal à l’aise les Juifs, et plus particulièrement les descendants des victimes qui y ont été assassinées ?

A.W. : Nous devrions pourtant être heureux de constater que la destruction des Juifs d’Europe n’est pas qu’une affaire juive. Elle concerne l’humanité entière. Mais effectivement, certains phénomènes liés à ces lieux de mémoire suscitent en nous perplexité et anxiété. En ce qui me concerne, le contraste entre le succès de la mémoire de la Shoah et la résurgence d’un antisémitisme largement répandu ne peut que m’inquiéter. Le problème est réel et la question préoccupante. Les individus et les institutions qui travaillent sur la mémoire de la Shoah doivent se poser cette question : pourquoi l’antisémitisme s’exprime-t-il aussi massivement et ouvertement, alors que la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe n’a jamais été aussi présente dans les consciences ? Il se peut que la mémoire de la Shoah telle qu’elle est souvent transmise ne soit plus la meilleure porte d’entrée pour lutter contre l’antisémitisme. Je me demande si le fait d’ériger la figure de l’enfant juif en victime absolue n’a pas contribué à alimenter une concurrence victimaire. Certains cherchent ainsi à effacer la victime juive pour lui substituer la victime palestinienne.

Peut-on s’inspirer de ce que les autorités australiennes ont décidé en 2019 pour l’Uluru, ce rocher sacré des Aborigènes d’Australie, officiellement interdit aux grimpeurs ? On pourrait le voir de l’extérieur mais pas y pénétrer, ou alors exceptionnellement ? 

A.W. : Je ne crois pas que cela soit possible. Car si Auschwitz, et surtout Birkenau, sont des lieux sacrés, ce sont des lieux où s’est déroulée une histoire, et les visiteurs veulent en quelque sorte la visualiser : le wagon installé sur la Judenrampe, les rails, les ruines des chambres à gaz crématoires… Quand on emmène des groupes scolaires à Auschwitz, c’est bien pour leur donner une leçon d’histoire in situ, supposée les marquer à jamais. Ce qui est encore à démontrer !

Un tourisme de masse choquant mais …

Nous, Juifs, sommes confrontés à un dilemme : nous voulons que le site d’Auschwitz soit visité pour qu’il témoigne de l’horreur de la Shoah, mais l’afflux massif de visiteurs nous met mal à l’aise et nous heurte, car il porte préjudice au caractère sacré que nous attribuons à ce lieu que nous considérons avant tout comme le plus grand cimetière juif au monde.

 

 Après avoir lu un reportage que Télérama avait publié sur les menaces que fait peser le tourisme de masse sur Auschwitz, le philosophe français, Alain Finkielkraut, lui-même fils de rescapé d’Auschwitz, exprime avec justesse ce malaise : « Je me dis qu’honorer les morts, respecter ces lieux, c’est aujourd’hui ne plus s’y rendre. Je suis donc sceptique sur la valeur pédagogique des voyages à Auschwitz pour les jeunes générations. Du moins, je me pose la question. Certains faits m’inquiètent, le chahut, la distraction, voire l’hostilité. Il faut une grande imagination pour que quelque chose se passe, une grande préparation, je sais que de nombreux professeurs font très bien les choses, voilà pourquoi je me garderais d’un jugement trop tranché. Mais mieux vaut s’y prendre autrement. Nous avons des instruments, nous ne sommes pas démunis, il y a le travail des historiens, il y a les œuvres des cinéastes, et il y a surtout les livres, par lesquels devrait s’opérer l’essentiel de la transmission. Avec ceux de Robert Antelme, de Jean Améry, de Primo Levi, comme de Chalamov et de Soljenitsyne pour le goulag, nous avons les moyens de transmettre cette expérience. »

Face à cette situation complexe, il est impératif de tout faire pour concilier deux exigences contradictoires : maintenir intact ce lieu sacré où les Juifs peuvent se recueillir comme dans n’importe quel cimetière, et l’ouvrir aux visiteurs désireux de saisir la réalité de l’extermination industrielle de plus d’un million de Juifs entre 1942 et 1944. Ce n’est évidemment pas simple. « On récolte ce qu’on a semé », observe Henry Rousso, historien français spécialiste de la Collaboration et de la mémoire de la Shoah. « À partir du moment où Auschwitz a été transformé en musée, où les gouvernements et les associations ont favorisé les voyages pédagogiques, où il y a eu volonté de sensibiliser le plus grand nombre à la charge symbolique du camp, on ne pouvait échapper à la mémoire de masse, donc au tourisme de masse. Difficile, dans ces conditions, de conserver à un tel lieu une dimension sacrée. Plus il est visité, plus son message originel se dilue, plus il se banalise. Les Auschwitz Tours en bus climatisé peuvent paraître choquants, mais ils sont inévitables. »

S’il n’existe pas de solution miracle pour qu’Auschwitz-Birkenau ne soit pas étouffé par le tourisme de masse, il est toutefois possible de s’inspirer d’autres expériences de lieux mémoriels et de sites historiques où des mesures de restriction des visites ont été prises, pour les préserver des inconvénients et des dérives du tourisme de masse. 

 

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