C’est dans les bureaux de la Sûreté nationale à Jérusalem, tout près du quartier général de la police, qu’est installée l’équipe de choc du Mazap (Département de reconnaissance des scènes de crime), les experts israéliens de la police scientifique. Le directeur du district de Jérusalem, Itsik Guilad, nous y reçoit dans une salle de réunion aux allures de musée. Aux murs, deux grands panneaux présentent des images d’éclaboussures de sang devant lesquelles sont tirées de longues ficelles rouges. « La taille des gouttes de sang, leur forme, leur dispersion, tout est minutieusement analysé pour déterminer l’angle d’attaque et reconstituer le crime », nous explique l’officier en uniforme. À ses côtés, la maquette de ce qui ressemble à une maison de poupées vintage est en réalité une scène de crime modélisée des années 1970. « Tout cela appartient au passé. Depuis trois, quatre ans, nous reconstituons les scènes en images 3D. Si l’on veut comprendre la façon dont les faits se sont déroulés, il est indispensable d’être sur la scène de crime, de ne pas se tenir à des impressions. Grâce à la 3D, la scène de crime est figée et je pourrai encore y retourner dans plusieurs années. La technologie nous permet de révéler la vérité. »
Sur son ordinateur portable sont stockées en images 3D les kibboutzim attaqués par les terroristes du Hamas. L’écran s’ouvre sur une photo satellite d’Israël, puis l’enquêteur zoome sur la frontière avec Gaza, un kibboutz, un pâté de maisons, clique sur l’une d’entre elle, franchit la porte d’entrée, pénètre dans le salon en désordre tel qu’il a été découvert après le 7 octobre, en inspecte les recoins jusqu’à la pièce de sécurité où un corps a été retrouvé. « Vous voyez les impacts de balles sur la porte ? Elle n’était pas blindée. On voit que le terroriste s’est posté en face et a tiré de façon très précise pour atteindre sa victime. » À l’étranger, ces techniques de modélisation très coûteuses sont réservées à de rares affaires criminelles. En Israël, des milliers de scènes ont été numérisées à grand renforts de capteurs photos, de scanners et autres outils de photogrammétrie. Ici, quasiment chaque pièce de chaque maison de chaque kibboutz du Sud est devenue, depuis le 7 octobre, une scène de crime à déchiffrer.
Chasseurs d’indices
Avec la modernisation de la criminologie, les policiers scientifiques apparaissent moins comme des chasseurs traquant leur gibier, que des scientifiques en blouse blanche, même si le succès d’une série comme « Les Experts » a contribué à glamouriser leur travail aux yeux du grand public. Spécialiste de trajectoire balistique, Itsik Guilad a une formation de biologiste et entame à 40 ans un doctorat. À la question de savoir s’il se sent davantage policier ou scientifique, il dit d’abord penser en chercheur : « Je collecte la preuve, puis je l’analyse en émettant des hypothèses de recherche, qui guideront mes conclusions. J’envisage chaque rapport sur une scène de crime comme un bon article scientifique. »
Cette approche est la marque de fabrique du Mazap en Israël, une petite équipe de 28 membres, tous recrutés selon des critères universitaires, chacun avec sa spécialité en sciences légales. « Pour nous tous, la façon de travailler est la même : partir des données, émettre des hypothèses, et enfin délivrer des conclusions solides », résume Guilad. Et de rappeler qu’une grande partie de son travail consiste à venir témoigner lors de procès criminels. Les officiers du Mazap travaillent de concert avec la police, Tsahal et le département Lahav 433, sorte de FBI israélien. Lorsqu’ils sont appelés sur le terrain, c’est pour des crimes exceptionnels.
Anatomie d’un crime de masse
« Le 8 octobre, à 4 heures du matin, j’ai été appelé dans le Sud avec mon équipe, à Sderot puis sur le site du festival Nova », se souvient Guilad. « Sur place, il y avait deux éléments à prendre en compte : d’abord, le terrain était encore une zone de guerre. Or, il est difficile de travailler dans un environnement hostile, sous des barrages de roquettes, la tête penchée sur les preuves à collecter, sachant qu’un terroriste peut surgir à tout moment. Ensuite, le nombre de victimes était si énorme qu’il nous fallait parer au plus urgent. » L’équipe a ainsi été dirigée vers la base militaire de Shura, près de Ramleh, transformée en morgue géante. Itsik Guilad se souvient du choc : « J’ai vu énormément de choses dans ma vie, mais jamais de cette magnitude. Alors que les médias israéliens égrainaient les morts, 150, 200, je voyais arriver des dizaines de camions, dont chacun comptait plus de 200 corps. C’était un choc énorme. »
La petite équipe du Mazap de Jérusalem a dû faire face, soudée comme jamais. « C’était dur pour nous trois. Nous avons travaillé comme un corps organique. On se connaît intimement, on se soutient. Il y en a un qui venait juste d’être papa et j’ai décidé de le préserver. Quand un petit sac mortuaire arrivait, je lui disais d’aller travailler plus loin, car je savais que ça pouvait contenir une tête ou bien le corps d’un bébé. Ce furent deux semaines de travail intenses. » Et d’insister sur l’équilibre familial, notamment le soutien de son épouse, la veille psychologique et l’esprit d’équipe qui règnent au Mazap, où lui et des collègues ont fondé un groupe de rock, pour ne pas sombrer face à tant de barbarie.
L’identification des victimes s’est faite dans un temps record grâce à divers moyens (dits « primaires » tels les empreintes digitales, les prélèvements ADN et les dents ; « secondaires » comme les tatouages ou vêtements). Cependant certains cadavres étaient si abîmés que le travail a nécessité des semaines, voire des mois ; une situation qui a plongé les familles dans l’angoisse de ne pas savoir si leur proche était mort ou vivant, emmené en otage dans les tunnels du Hamas. Il y a aussi le cas de cette voiture qui transportait trois soldats, trois amis tous disparus, dans laquelle on a seulement retrouvé deux traces de sang. Où est le troisième soldat ? L’unité de Tsahal des personnes disparues a demandé au Mazap de mener l’enquête. Après avoir vérifié sur la vidéosurveillance que les trois hommes étaient bel et bien dans la voiture, les enquêteurs ont démonté le véhicule. Des traces de sang du troisième soldat se trouvaient sous les accoudoirs. En croisant les sources avec d’autres services, y compris du renseignement, il a pu être confirmé que les trois amis étaient morts, leurs dépouilles retenues à Gaza. Deux mois après le 7 octobre, l’annonce a été faite à leur famille. Dans d’autres cas, le Mazap a collaboré avec Tsahal afin d’aider le renseignement à analyser des preuves provenant de Gaza.
L’identification des victimes achevée, l’autre mission du Mazap est de reconstituer les scènes de crime. Ici on ne peut s’attendre à une zone sanctuarisée, balisée de bandes de plastique jaune libellées « Do not cross » comme dans les séries américaines. Dans les kibboutzim, sur des lieux où sont passés soldats et secouristes, parfois balayés par les intempéries, il est crucial de « geler » la scène de crime. Ce travail est souvent la seule manière de déterminer comment sont mortes les victimes. Ainsi cette femme, tuée dans sa salle de bains, alors que le reste de sa famille réfugiée dans une autre pièce a survécu : grâce à un trou fait dans la céramique du mur, il est apparu qu’elle avait succombé à une grenade lancée par la fenêtre. Ou encore cette petite fille dont on ignorait le sort : grâce au modèle en 3D de sa maison, Itsik Guilad a pu conclure qu’elle avait été tuée dans sa chambre, sa poupée dans les bras. Le sang sur le mur et les impacts de balle dirigés vers le bas montrent qu’elle a été tuée à bout portant. « Nos analyses établissent que les terroristes du Hamas n’ont pas tiré de manière indiscriminée. Ils sont venus pour tuer, c’était délibéré, froid et précis. »
Un travail pour l’histoire
On a souvent dit que le pogrom du 7 octobre était le plus documenté du monde, ne serait-ce que par les vidéos GoPro des terroristes filmant leurs crimes en direct. Le travail du Mazap permet de reconstituer en quelques mois ce qui a demandé des décennies de recherches pour les crimes de la Shoah, dans les camps d’extermination ou sur les scènes d’exécution par balles. Lorsqu’on le lui fait remarquer, Itsik Guilad en est presque gêné. « J’y ai pris une petite part. C’est d’abord un travail d’équipe. » Quant à savoir si les preuves qu’il a accumulées seront présentées aux terroristes actuellement incarcérés lors d’un grand procès semblable à celui d’Adolf Eichmann, il se contente de répondre que la décision est d’ordre politique.
En le quittant, on ne peut s’empêcher de penser que les policiers scientifiques sont décidément d’une autre trempe que la nôtre pour arriver à supporter tant d’horreurs. « Et quand vous vous retrouvez avec votre groupe à la salle de répétition The UrbanCat à Jérusalem, vous arrive-t-il de jouer Who are you ? des Who, comme dans le générique des Experts ?! » « Les Experts ? », répond-il. « Je ne connais pas, je n’ai jamais regardé. Les séries télé sur la police scientifique comme les Experts ou Dexter, ce n’est pas trop mon truc. »