Charles III, son mohel royal et Israël

Frédérique Schillo
Très proche de la communauté juive, le nouveau souverain britannique est aussi un familier de Jérusalem. Sa venue en Israël en tant que roi mettrait fin à un très long boycott.
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En décembre 1948, un entrefilet parut dans la presse hébraïque, reprenant une information de la Jewish Telegraphic Agency : « Le prince héritier Charles, fils de la princesse Elizabeth et héritier du trône britannique a été circoncis au palais de Buckingham par Jacob Snowman, mohel officiel de la communauté juive de Londres ». Elizabeth, qui devait être couronnée cinq ans plus tard, suivait une tradition familiale remontant à la Reine Victoria, laquelle avait fait circoncire ses trois fils par précaution hygiénique, même si la légende court qu’elle disait descendre du roi David. Le rabbin Snowman, un médecin et traducteur de la poésie de Bialik, allait y gagner une renommée nationale. Quant au prince Charles, la communauté juive britannique se plaît à voir dans cette sorte de Brith Milah royale le premier signe d’une relation spéciale entre le désormais roi Charles III et le monde juif.

Kippa brodée

« Aucun membre de la royauté n’a été plus ouvertement lié à nous que notre nouveau roi », affirme le journaliste anglais Jonathan Sacerdoti dans le Jewish Chronicle. Qui pourrait en effet rivaliser avec Charles, dont les engagements auprès de la communauté juive sont si nombreux qu’il dispose de sa propre kippa officielle, brodée des armoiries du Prince de Galles ? Le monarque a toujours été très sensible au dialogue interreligieux. Dans un entretien accordé à la BBC2 en 2015, il déclare notamment : « je me soucie de l’inclusion des religions d’autres personnes et de leur liberté de culte dans ce pays. Il m’a toujours semblé que, tout en étant le défenseur de la foi, on pouvait aussi être protecteur des religions ».

On ne compte plus ses donations privées aux associations juives ni ses rencontres avec les représentants juifs du Royaume, dont son ami le grand rabbin Lord Jonathan Sacks, disparu il y a peu. Surtout, Charles a su témoigner son attachement à la communauté juive au moment où elle pouvait se sentir la plus vulnérable. Comme ce 5 décembre 2019, lorsqu’il préside une cérémonie de Hanoucca à Buckingham Palace. L’atmosphère est lourde. Les Britanniques se déchirent sur le Brexit. Un attentat revendiqué par l’Etat islamique vient de faire deux morts au cœur de Londres. Deux semaines plus tard auront lieu les élections et les Juifs ne craignent rien tant qu’une défaite de Boris Johnson et l’arrivée au pouvoir du travailliste Jeremy Corbyn, dont les propos antisémites et l’indulgence envers le Hamas et le Hezbollah sont connus. Devant 400 personnes, Charles délivre un puissant discours empreint de sensibilité, en reconnaissant combien « les Juifs avaient littéralement transformé ce pays pour le mieux », malgré une histoire « assombrie par la persécution ». L’Angleterre a en effet le triste privilège d’être le lieu du premier meurtre rituel contre les Juifs (en 1144 à Norwich) et de la première caricature antisémite de l’Histoire (1233). Charles se dit aussi « personnellement touché » du fait que, depuis des siècles, les synagogues du Royaume résonnent chaque shabbat d’une prière dédiée au monarque. Et de conclure son discours par une anecdote sur le Prince Philippe : « En 1933, mon père, qui résidait pour un an dans une école en Allemagne, a aidé un élève qui avait été identifié comme Juif et maltraité par d’autres garçons. Son acte de compassion est une source de grande fierté et d’inspiration pour moi. »

Le prince Philippe devait lui-même s’inspirer tout au long de sa vie de sa mère, la princesse Alice de Battenberg, qui avait offert refuge à une famille juive pendant la guerre, ce qui lui valut le titre de Juste parmi les Nations [voir encadré]. Très symboliquement, sa présence lors de la cérémonie à Yad Vashem en 1994 signe la toute première visite d’un membre de la famille royale en Israël. Comme lui, le roi Charles se place dans les pas de la Princesse Alice – « une femme formidable » aime-t-il à rappeler – et de sa propre mère, dont la famille, restée à Londres pendant le Blitz, a soutenu les Juifs face aux persécutions nazies. En 2019, il s’est rendu à Yad Vashem à l’occasion du cinquième Forum mondial de l’Holocauste. De façon significative, c’était là sa première visite « officielle » en Israël.

En réalité, Charles était déjà venu par deux fois en Israël. Mais il s’agissait d’une visite privée pour assister aux funérailles d’Yitzhak Rabin en 1995 et de Shimon Peres en 2016. Lors du second voyage, il est allé en secret sur le mont des Oliviers se recueillir sur la tombe de la princesse Alice. Il y avait bien trop de ressentiment, trop de reproches mutuels entre le Royaume-Uni et Israël pour qu’un futur roi y effectue un voyage officiel. Israël représente l’échec du mandat britannique. Et Jérusalem les errements d’une politique étrangère longtemps tournée exclusivement vers le monde arabe.

Quand les Rois d’Angleterre étaient tatoués

A cette histoire si tourmentée, la Couronne préférait alors le souvenir des jours anciens, quand les princes venaient en pèlerinage en Terre sainte au 19e siècle. Edouard (le futur roi Edouard VII) fut le premier prince de Galles à visiter Jérusalem en 1862, suivi vingt ans plus tard par ses fils George (futur George V) et Albert Victor. Tous trois en gardèrent un souvenir indélébile : le tatouage d’une croix de Jérusalem, signe des pèlerins chrétiens depuis les Croisades. Un Arabe chrétien de la Vieille Ville les avait tatoués en utilisant des tampons sculptés en bois d’olivier, selon une technique toujours utilisée de nos jours. Mais ni Charles ni son fils le prince William, venu à Jérusalem en 2018, n’ont osé perpétuer la tradition.

Devenu roi, Charles III pourra-t-il revenir en Israël ? Il romprait alors avec à Elizabeth II, qui en 70 ans de règne a visité presque tous les pays du monde à l’exception de l’Etat juif. Pour le Foreign Office, une telle visite ne sera possible qu’après un accord israélo-palestinien et le règlement de la question de Jérusalem. La Grande-Bretagne est le seul pays à avoir reconnu l’annexion jordanienne de Jérusalem-Est de 1950 à 1967 et refuse depuis lors d’y reconnaître la souveraineté israélienne.

La situation devrait évoluer. Charles se présente comme un roi plus moderne et plus souple que sa mère. L’ex-ambassadeur israélien à Londres Mark Regev en témoigne : « Travailler avec l’équipe de Clarence House [résidence du Prince de Galles] était très différent (…). Ils étaient beaucoup plus compréhensifs et ouverts aux idées. » D’autant que dans un monde post-Brexit, le Royaume-Uni doit diversifier ses liens. Depuis les Accords d’Abraham, il peut le faire avec Israël sans craindre de s’aliéner ses partenaires arabes.

Finalement, la levée de ce boycott officieux pourrait être imposée au Foreign Office par la nouvelle Première ministre Liz Truss, qui dit étudier le transfert de l’Ambassade de Grande-Bretagne à Jérusalem. Sans doute est-ce la meilleure solution pour un souverain si chaleureux envers la communauté juive et si intéressé par Israël, mais qui se trouve désormais, comme ses prédécesseurs, soumis au strict devoir de réserve.

La princesse Alice, une Juste parmi les nations

Evy Cohen a perdu presque toute sa famille maternelle polonaise dans les camps de la mort, mais sa famille paternelle a été sauvée par la princesse Alice, grand-mère paternelle du roi Charles III. Un sauvetage qui tient du miracle, même si elle ne croit ni aux miracles ni aux contes de fées. « Il y a des gens exceptionnels, qui sont de vrais humains et elle en fait partie. Je suis éternellement reconnaissante de ce que la Princesse Alice a fait et les conditions dans lesquelles elle l’a fait. Sans elle je ne serai pas là aujourd’hui pour témoigner », nous confie Evy Cohen.

1943, la Grèce est occupée par les nazis. Un jour qu’il marche dans Athènes, son père Alfred Cohen (dit Freddy), un jeune avocat, croise une voiture arborant le drapeau de la famille royale. La princesse Alice, petite-fille de la reine Victoria et épouse du prince André, dernier fils du roi de Grèce, n’a donc pas fui le pays. S’il arrive à mettre sa mère et sa sœur en sécurité auprès d’elle, lui et ses deux frères pourront rejoindre le gouvernement grec en exil au Caire. Mais comment la contacter ? Les seuls liens sont ceux que son père Haïmaki Cohen, premier Juif élu député en Grèce, entretenait avec le roi Georges.

Freddy fait transmettre une lettre à la princesse. Le jour où sa réponse doit lui parvenir, sa sœur rencontre une proche d’Alice, qui la prévient. Alice avouera avoir d’abord prétendument refusé de l’aider car elle n’avait pas confiance dans le premier intermédiaire, tout en cherchant elle-même à contacter Freddy. Elle cachera finalement sa mère Rachel et sa sœur Tilde, âgée d’une trentaine d’années, jusqu’au lendemain de la guerre dans un deux-pièces de sa résidence. Là, les trois femmes vont se retrouver souvent pour échanger en français autour d’une tasse de thé, loin des tourments de l’Occupation. Et quand la Gestapo viendra frapper à sa porte, la princesse invoquera sa surdité, bien réelle, pour échapper à l’interrogatoire. « Elle a juste fait ce qu’elle pensait être son devoir », nous explique Evy Cohen.

Convertie au culte orthodoxe, Alice, disparue en 1969, fut enterrée selon ses volontés en l’église Ste Marie-Madeleine à Jérusalem en 1988. Trente ans plus tard, après que son père Freddy eut constitué un dossier pour la nommer Juste parmi les nations, Evy Cohen a pu venir rendre hommage à cette femme d’une générosité à toute épreuve, aux côtés du prince William : « C’était très important de pouvoir transmettre notre reconnaissance à la nouvelle génération. Je reprends le flambeau de cette histoire. »

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris