L’idée selon laquelle le « génocide palestinien » à Gaza ne serait que la continuation du projet colonial sioniste est reprise dans toutes les manifestations pro-palestiniennes organisées depuis des mois. « Le 7 octobre présente la particularité de déplacer la contestation d’Israël des conquêtes des territoires palestiniens en juin 1967 à sa création en 1948 », estime Iannis Roder, historien, enseignant et responsable des formations au Mémorial de la Shoah à Paris. « Jusqu’au 7 octobre, il y avait une contestation légitime qui se concentrait sur l’occupation et la colonisation de la Cisjordanie et de Gaza. Depuis lors, on a basculé dans une remise en cause complète d’Israël dénoncé comme une création coloniale de l’Occident au cœur du Moyen-Orient. Et comme c’est un projet colonial, il porterait une essence génocidaire qui se déploie depuis qu’Israël mène la guerre à Gaza contre le Hamas. La boucle est bouclée : d’État colonial, il est devenu un État d’apartheid pour enfin atteindre le stade suprême d’État génocidaire. Il est donc permis d’exiger son élimination. Comme il commet un génocide, on n’a pas d’autre choix que d’exiger sa destruction, comme l’Allemagne nazie a été détruite en 1945. Mais contrairement à l’Allemagne, qui a pu se reconstruire sur de nouvelles bases après la défaite et l’élimination du Troisième Reich, on exige aujourd’hui la destruction d’Israël en tant que tel, et non pas d’un régime politique particulier.»
Même si cette accusation est choquante, elle n’est pas neuve. Cela fait de nombreuses années que l’expression « génocide palestinien » circule dans des milieux académiques pro-palestiniens. En s’appuyant sur les thèses délirantes du politologue américain Norman Finkelstein sur le prestige particulier et usurpé dont jouit la Shoah dans les imaginaires politiques occidentaux, Norman Ajari, militant décolonial et maître de conférences en études noires francophones à l’Université d’Édimbourg, affirmait déjà en 2016 que l’assimilation de la notion de génocide à la Shoah « crée une asymétrie profonde entre Juifs et Arabes, c’est-à-dire entre héritiers ‘‘spirituels’’ de l’Holocauste d’une part, et anciens colonisés de l’autre. C’est à ce titre que le surinvestissement idéologique du concept de génocide se révélera un atout précieux dans les mains des propagandistes pro-israéliens. » Dans cette perspective décoloniale, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l’ONU de 1948, qui retient l’intentionnalité comme critère fondamental du crime de génocide, est contestée en ce qu’elle exclut de la problématique génocidaire la majeure partie des violences coloniales. « La différence entre génocide et crime contre l’humanité serait sans grande importance. Mais le véritable problème survient dès lors que le crime de génocide devient l’unique unité de mesure de la violence politique. Le discours idéologique que Finkelstein qualifie ‘‘d’industrie de l’Holocauste’’ traite la Shoah comme un événement insaisissable par la raison, hors de l’histoire, absolument incomparable à tout autre crime, une souffrance inconnue de tout autre peuple, donc à même d’ouvrir à des droits particuliers. Cette idéologie induit une banalisation et une délégitimation de tous les autres crimes contre l’humanité. Dès lors que l’Holocauste est conçu comme un événement exceptionnel, presque inconcevable par la pensée humaine, il contribue à faire passer les autres crimes de masse pour des événements de moindre importance, voire pour des faits ordinaires », déclare Norman Ajari.
« Dépayser la notion de génocide »
À l’occasion de la sortie de son dernier livre, Le Manifeste afro-décolonial (Éditions du Seuil) en avril 2024, Norman Ajari revient à la charge. Même s’il considère que la notion de génocide est très intéressante, en ce qu’elle parle de phénomènes empiriques qu’il faut prévenir et empêcher, il estime toutefois que « le métadiscours qu’elle crée exclut les Noirs et aujourd’hui la population palestinienne comme n’étant pas dignes d’être victimes de génocide. » Pour surmonter l’écueil de la définition du génocide en tant que crime visant à la destruction d’un groupe humain pour l’anéantir complétement, Norman Ajari propose donc de « dépayser » la notion de génocide. « Si le crime de génocide est devenu aussi important au sortir de la Seconde Guerre mondiale, c’est bien entendu à cause de la destruction des Juifs d’Europe », explique-t-il. « En posant la Shoah comme paradigme invariable du crime de génocide, il n’y aurait jamais de génocide. Une telle intensité et une telle industrialisation de la mise à mort n’existe pas et n’existera, espérons-le, plus jamais. Un génocide, ce n’est pas uniquement cela.»
Pour caractériser le génocide, il propose donc de ne pas se fonder sur la notion de génocide réussi comme ce fut les cas des génocides des Arméniens, des Juifs et des Tutsis au Rwanda. « Pour caractériser le génocide, il ne s’agit pas de balayer purement et simplement une population par le nombre », souligne Norman Ajari. « À cause de la Shoah, cette destruction absolument massive et d’une rapidité sidérante, on s’éloigne des critères du génocide tels que Lemkin les avait définis. Ce qui compte en réalité, c’est la situation d’abandon, l’incapacité ou l’impossibilité d’avoir accès aux soins de santé, la mortalité infantile importante même si ce n’est pas une incapacité totale de faire des enfants, la malnutrition, etc. Bref, c’est une situation où une minorité est placée dans une position de vie de moindre qualité. Voilà l’horizon génocidaire tel qu’on le trouve dans les travaux de Lemkin et tel qu’il a été pensé dans la conjoncture des années 1950 et 1960, avant que ne surgisse l’idée que pour caractériser le génocide, il fallait avoir vraiment nettoyé le terrain, fait la sale besogne, à la manière industrielle allemande, ou à la manière rwandaise. » S’il est vrai que la définition que donne Raphaël Lemkin dans le chapitre IX de son Axis Rule in Occupied Europe, publié en 1944, est plus large, le père du néologisme « génocide » a confirmé son adhésion à la définition plus restrictive retenue par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 dans son autobiographie non publiée, provisoirement intitulée Totally unofficial: the Autobiography of Raphael Lemkin, in Raphaël Lemkin Collection, The American Jewish Historical Society, Center for Jewish History. Volume III. : « Le crime de génocide implique un large éventail d’actions. (…) Toutes ces actions sont subordonnées à l’intention criminelle de détruire ou d’invalider définitivement un groupe humain. Les actes sont dirigés contre des groupes, comme tels, et des individus sont choisis pour être détruits seulement parce qu’ils appartiennent à ces groupes.»
Derrière ses formulations très sophistiquées et un jargon de sciences sociales censé impressionner, Norman Ajari conteste surtout la place occupée par la mémoire de la Shoah. Les Juifs sont alors vus comme occupant une place privilégiée qui, au mieux, devrait être partagée avec d’autres victimes des nazis mais aussi d’autres victimes de l’histoire, des crimes de l’esclavage, de la politique d’Israël et de la colonisation qu’il mène en Palestine. Toutes les victimes étant égales devant le racisme et la souffrance, pourquoi alors accorderait-on une place privilégiée aux Juifs ? C’est de cette manière perverse que pose le problème de la notion de génocide ce philosophe décolonial. Iannis Roder explique dans son livre, « Les Juifs, victimes de la mémoire de la Shoah ? », Cités, 2021, N°8, pp.19-32. « C’est notamment au nom de l’égalité des victimes qu’il conviendrait de ‘‘faire de la place aux autres’’, comme si les Juifs avaient phagocyté la souffrance, car c’est bien d’une concurrence de la souffrance qu’il s’agit, d’une concurrence victimaire, et peu importe que des progrès sensibles aient été faits sur la reconnaissance de la tragique histoire de l’esclavage, ou dans la recherche sur la guerre d’Algérie et le monde colonial en général.»
Effacement de l’identité des victimes de la Shoah
Ce discours altruiste et généreux en apparence dissimule mal sa perversité. D’autant plus qu’il s’insère merveilleusement dans l’air du temps et l’omniprésence de la dimension morale et moralisatrice du discours public et médiatique de la Shoah. « Nous sommes en train de payer les conséquences d’une forme de déjudaïsation de la Shoah, à travers l’effacement de l’identité des victimes de ce génocide », s’inquiète Iannis Roder. « À force d’insister sur la Shoah en tant qu’atteinte à l’Humanité tout entière et à l’Homme universel, on s’est mis à effacer l’identité des six millions de victimes juives. Or, ignorer dans les discours publics l’identité des gens assassinés, c’est oublier l’identité juive des victimes, c’est-à-dire rendre le crime illisible, car disparaît, avec leur identité, le motif de leur assassinat tout en passant par pertes et profits la longue histoire de l’antisémitisme et la persécution des Juifs en Europe. » Il est effectivement urgent de réintroduire les Juifs dans l’histoire et la mémoire de la Shoah. Car, à l’effacement de victimes juives correspond aujourd’hui la transformation de victimes juives en bourreaux