Cracovie et Auschwitz : un voyage pour la mémoire, l’apprentissage et l’avenir

Pierre Briand
Entre le 20 et le 22 septembre 2024, le CCLJ a organisé son voyage d’étude bisannuel à Cracovie et Auschwitz-Birkenau. Cet événement, ouvert aux publics juif et non-juif, a pour objectif de faire découvrir les vestiges de la vie juive en Pologne et d’appréhender le processus de marginalisation, de déshumanisation, puis d’extermination des Juifs pendant la Shoah. Une démarche pédagogique, réflexive et mémorielle indispensable dans un contexte contemporain marqué par une recrudescence de la haine antisémite et du négationnisme.
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L’une des spécificités de ce voyage réside dans la volonté de constituer un groupe diversifié : des personnes juives, pour qui ce voyage revêt une dimension souvent personnelle, et des personnes non-juives, intéressées par l’apprentissage et l’exercice du travail de mémoire. Qu’il s’agisse d’un besoin de se reconnecter à un passé familial traumatique ou d’une volonté de se confronter à une réalité historique, cette démarche contribue à sensibiliser aux leçons universelles que l’on peut tirer de la Shoah. Comme le partage l’une des participantes : « J’avais ce besoin de comprendre le processus qui mène de petits préjugés, de stéréotypes souvent banalisés, à une explosion de violence systématique. » Une autre expliquait ainsi : « Je suis la fille d’une enfant cachée, petite-fille de grands-parents bruxellois déportés en 1942. Les parents de ma mère, son frère de douze ans et sa sœur de dix ans furent raflés le 5 septembre 1942 à Saint-Gilles. Seule ma mère a échappé à cette rafle. Seul mon grand-père est revenu. Je voulais leur rendre hommage et me recueillir sur les lieux de leur dernière destination. »

Accompagnés par Joël Kotek, historien et spécialiste de la Shoah, les participants ont pu à la fois découvrir le passé de la communauté juive polonaise, constater pleinement l’ampleur du projet nazi et mesurer la nécessité de maintenir vivant le souvenir de ce crime. Pour remettre dans le contexte le processus de marginalisation et d’enfermement qui a précédé l’extermination, le voyage a débuté par une visite des lieux de l’ancien ghetto de Cracovie, symbolisant le lieu de la destruction de la communauté juive de la ville.

« On ne perçoit pas, avant de venir ici, le processus de marginalisation de la spécificité de la Shoah. On constate ici qu’elle est à la fois centrale autant que décentrée de la mémoire collective polonaise. »

Une autre visite a suivi, au musée installé dans l’ancienne usine dirigé par Oscar Schindler, dédié à l’histoire de la Pologne pendant l’occupation allemande. Schindler, Juste entre les nations, a sauvé plus de 1.200 juifs du ghetto de Cracovie en les employant à son service. Le choix muséographique y met en lumière une tension récurrente dans la manière dont la mémoire est abordée en Pologne. Principalement concentrée sur l’expérience de l’occupation allemande dans son ensemble, et faisant la part belle à la question de la résistance armée polonaise, de la répression nazie et de la souffrance des populations polonaises non-juives, la partie concernant le génocide des Juifs ne recouvre qu’une petite partie de l’exposition, malgré le fait que la Pologne ait été l’épicentre du projet génocidaire nazi.

Ce débat reflète toute la complexité de la mémoire et illustre l’enjeu fondamental de la transmission : comment rendre justice à la singularité de la Shoah tout en intégrant les autres aspects de l’histoire polonaise sous l’occupation ? Une question que les participants eux-mêmes se sont posée à la sortie de l’exposition. Ainsi, l’un d’entre eux confiait : « On ne perçoit pas, avant de venir ici, le processus de marginalisation de la spécificité de la Shoah. On constate ici qu’elle est à la fois centrale autant que décentrée de la mémoire collective polonaise. »

Muséification de la Shoah

Le lendemain, la visite des sites d’Auschwitz et de Birkenau a soulevé de nouvelles questions. Symbole de l’oppression nazie et point de départ de la Shoah dans l’imaginaire collectif, l’ambiance lourde et pesante du lieu ne peut laisser indifférent. Les visiteurs s’y trouvent confrontés aux vestiges de cette machinerie exterminatrice : les barbelés, les baraquements, les chambres à gaz. Le contraste entre Auschwitz 1 et Birkenau est également saisissant : l’immensité du camp, ses kilomètres de barbelés et les ruines de ses multiples chambres à gaz illustrent la dimension industrielle de l’extermination. Une question s’impose à nous alors : celle de la muséification de la Shoah. Comment maintenir vivante une mémoire sans la figer dans un passé lointain ? Une participante nous explique : « Parmi les choses qui m’ont vraiment marquée, il y a le livre (le « Livre des noms », qui recense les 4.5 millions des victimes juives qui ont pu être nommées et qui inclut la place des 1.5 millions de noms manquants) mentionnant les noms des Juifs tués pendant la Shoah. J’ai été bouleversée par sa taille. Il y a aussi les photos des prisonniers, prises de face et de profil. Certaines expressions étaient glaçantes. »

Si cette muséification est un outil indispensable, elle doit rester un support pour éveiller les consciences et ne pas devenir une simple attraction historique. Une guide polonaise, excellemment formée, accompagnait le groupe. Elle nous a confirmé que : « Aujourd’hui, l’État polonais exige de nous 50 heures de formation annuelle sur la Shoah. Sans cela, notre contrat est rompu. » Arme à double tranchant, cette formation pointue conduit parfois à une précision qui peut écraser les participants sous les chiffres et l’immensité du crime, au détriment de l’humanisation des victimes. Pour pallier ce risque, il convient de souligner l’excellent travail réalisé par Yad Vashem dans le pavillon, et dont tout le premier étage est consacré à restituer la vitalité du judaïsme en Europe centrale et orientale avant la Shoah. Cela permet de mieux mesurer l’ampleur de la destruction totale qu’il a subie.

« À Cracovie, on constate que la mémoire de la Shoah est bien préservée », mais elle tempérait par le constat suivant : « J’ai ressenti une très grande tristesse en visitant le cimetière juif. Le peu de tombes récentes et entretenues montre que les familles ne sont plus là pour le faire. »

Se pose alors une question cruciale : comment préserver ce qu’il reste de la vie juive dans des espaces où celle-ci a quasiment disparu ? La question de la préservation et de la revitalisation des communautés ne concerne pas seulement celles affectées par le tourisme. Dans d’autres pays, la visibilité et la vitalité de la vie juive sont également fragilisées par la recrudescence des discours et des actes antisémites qui menacent leur existence même.

Ces situations mettent en lumière l’enjeu de la responsabilité collective qui est de non seulement protéger la mémoire juive, mais aussi de soutenir la vie juive contemporaine. Maintenir cette présence vivante est tout aussi essentiel que de protéger les lieux de mémoire, car elle joue un rôle crucial dans la confrontation à l’altérité, et contribue ainsi à lutter à la fois contre la haine et contre l’oubli.

Singularité juive et expérience universelle

Ce voyage, ancré aussi bien dans l’histoire juive que dans l’histoire européenne, illustre une expérience universelle. Rappel permanent de ce que la haine et la déshumanisation peuvent engendrer, la Shoah n’est ainsi pas seulement un travail de mémoire devant être porté par la communauté juive, mais un travail collectif. Continuer d’organiser ce voyage avec des participants aux profils très variés constitue la pierre angulaire de ce projet. Et les participants semblent avoir toutes et tous saisi l’enjeu de cette mixité. « Je pense que tout le monde a trouvé sa place au sein du groupe. En tout cas, je m’y suis sentie bien, et j’ai appris et ressenti beaucoup de choses. C’est un voyage que je n’oublierai pas et que je recommanderai sans hésiter », déclare ainsi l’une des participantes. Commentaire renforcé par celui d’une autre : « Il était important pour moi de faire cette visite avec une organisation juive, ce fut le cas. Mais le grand plus, c’est que le groupe n’était pas uniquement composé de personnes juives. De quoi se réjouir. »

L’une d’entre elles résume ainsi : « Le collectif est une part essentielle de cette démarche : c’est en partageant nos émotions, nos ressentis, nos incompréhensions parfois, que l’on parvient à se construire une compréhension plus approfondie de ce qui s’est passé et des leçons à en tirer pour aujourd’hui. » En effet, alors que la transmission de la mémoire de la Shoah est plus nécessaire que jamais dans une période où le négationnisme semble se renforcer, il est essentiel que cette transmission ne se limite pas aux seules victimes, mais qu’elle continue à faire vivre cette mémoire auprès d’un large public.

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