Écrit par : Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris
Frédérique Schillo
07/07/2025
Regards n°1117

Dans les abris, c’est tout le peuple d’Israël qui s’est retrouvé

Pendant la Guerre des Douze Jours, sous la menace constante des barrages de missiles iraniens, les Israéliens ont dû trouver protection dans les abris, où toutes les barrières sociales et religieuses sont venues à sauter… ou presque.

« Whisky ou cognac ? » L’accueil dans cet abri public du quartier de Nahlaot à Jérusalem avait quelque chose de surréaliste et de désarmant. De quoi vous décrocher à coup sûr un sourire malgré le stress et l’angoisse, alors que les sirènes d’alerte se mettaient à hurler tout autour, bientôt suivies par de violents « booms » signalant les interceptions de missiles. Voilà un concentré de l’esprit israélien : mélange de culot et de tendresse, de provocation et de réconfort, de flegme froid et d’ardente solidarité.

Les Israéliens ont fait preuve d’un calme remarquable face aux salves de missiles balistiques iraniens devenues la norme après le 13 juin. Les consignes de la défense passive (le commandement du front intérieur) furent suivies à la lettre. Une première alerte prévenait par SMS de tirs en provenance d’Iran dix minutes avant qu’ils n’atteignent leur zone et enjoignait les habitants à se tenir à proximité d’un abri, puis les sirènes retentissaient une minute avant l’attaque. Chacun se mettait alors en sécurité, dans une pièce renforcée chez soi (mamad), un local renforcé à l’étage de son immeuble (mamak) ou l’abri public du quartier (miklat). Sans panique ni précipitation. Même au beau milieu de la nuit, quand la ville dormait et que soudain les téléphones vibraient à l’unisson, une nuée de spectres se levait, comme surgissant de nulle part, pour marcher d’un pas confiant mais décidé vers l’abri le plus proche. Sans jamais rompre le silence.

Entre obéissance civile…

Pareille discipline ne s’improvise pas. Elle est ancrée dans l’inconscient collectif israélien depuis les premières guerres de l’Etat, et singulièrement après l’invasion irakienne du Koweït quand Saddam Hussein a lancé ses Scuds contre Israël en janvier 1991. Nuit après nuit pendant un mois les Israéliens s’étaient précipités dans les abris antiatomiques construits dans les années 1960, masque à gaz sur le visage de crainte d’une attaque chimique. En tout 39 missiles atteignirent Israël, la plupart dans la région de Tel-Aviv, causant deux morts civils et plus d’un millier de blessés. Un traumatisme national qui entraîna deux ans plus tard le vote d’une loi ordonnant la construction d’une pièce renforcée en béton dans chaque logement neuf. Pourtant seuls 44% en sont aujourd’hui équipés.

Longtemps les Israéliens qui ne disposaient pas de mamad ont donc appris à vivre sans. Ils ont improvisé, relativisant le danger. Combien de familles se sont contentées de se serrer dans les bras, blotties dans un couloir de leur appartement, ou de glisser timidement un pied en dehors pour attendre la fin de l’alerte dans la cage d’escalier ? Tant qu’il s’agissait de roquettes artisanales de 10kg d’explosifs lancées depuis Gaza, voire de tirs sporadiques en provenance du Yémen, la menace semblait contenue. Mais les barrages de missiles iraniens ont changé la donne :  533 missiles balistiques de plusieurs centaines de kilos d’explosifs chacun ont été tirés sur Israël pendant la « guerre des Douze Jours ». La plupart étant chargés en sous-munitions, ils ont fait des dégâts effroyables et un grand nombre de victimes. Les Iraniens ont ciblé des sites stratégiques comme des zones résidentielles, des maisons, une école et même l’hôpital de Be’er Sheva où sont soignés les Bédouins du Néguev. Si le système Dôme de fer a réussi à intercepter entre 80% à 90% des missiles et 99% des drones, 28 morts sont à déplorer. Un bilan d’autant plus dramatique qu’il aurait pu être évité. Les deux premières nuits de la guerre, onze personnes ont été tuées par des missiles faute d’abri chez elles, dont quatre membres d’une même famille dans la ville arabe de Tamra, dans le Nord. La solidarité s’est aussitôt organisée entre voisins, amis, collègues. Les gens ont ouvert leur maison, les locations d’appartement avec mamad ont été prises d’assaut. Mais quand la quatrième nuit, huit personnes ont perdu la vie, dont un couple de Petah Tikvah dont l’abri antiatomique a été perforé par une frappe directe de missile, beaucoup d’Israéliens se sont tournés vers les abris de quartier. Plus sûrs et tellement réconfortants.

…et douce extravagance

A l’intérieur des abris, la discipline froide cédait la place à cette fraternité chaleureuse dont est capable dans les moments les plus difficiles le peuple d’Israël, pourtant si divers et si clivé. Hommes et femmes, jeunes et vieux, laïques ou religieux, à kippot noires (orthodoxes) ou kippot crochetées (sionistes religieux), électeurs de tous bords, certains n’ayant absolument aucune chance de se croiser au quotidien, se tenaient côte à côte, quasiment main dans la main. Imagine-t-on une famille ultra-orthodoxe avec quatre bambins, crânes rasés et payess, à sa gauche deux amis transsexuels aux cheveux arc-en-ciel, à droite un Russe couvert de tatouages ayant fui l’armée de Poutine, plus loin une femme récitant des prières, un couple mixte irako-éthiopien, des aides-soignants philippins, une dizaine de familles, beaucoup d’enfants et trois chiens tournant tout autour ? Tableau étrange qui s’est pourtant renouvelé chaque nuit dans un miklat de Jérusalem, véritable melting-pot en sous-sol.

Les abris furent ainsi le théâtre improvisé de scènes étonnantes. A Tel-Aviv, des participants de la gay-pride, annulée in-extremis en raison de la guerre, n’ont pas renoncé à faire la fête, entourés de leurs voisins d’un jour. Dans une vidéo devenue virale, des Juifs et des musulmans se sont retrouvés coincés ensemble, hilares : « On est bien là, Juifs et Arabes, Amen ! »  L’homme au fort accent arabe s’amuse à interviewer sa voisine : « Qui es-tu, toi, la plus belle du monde ? Quel est ton nom ? » « Lital », dit la jeune femme tout sourire. « Et d’où viens-tu Lital ? » « Itamar », répond-elle en haussant les sourcils. « Ah… » lâche l’homme en entendant le nom de cette colonie de Samarie, avant que tout le monde n’éclate de rire.

Au fil du temps il a bien fallu s’organiser. Les locataires ont aménagé leur vieux mamak, parfois sans éclairage ni ventilation, apporté une radio, un canapé pour plus de confort. Dans le mamad, certains sont venus avec leur chaise pliante comme sur les plages de la mer Morte, le café noir et des livres pour les enfants. Au rythme de deux trois alertes par jour et par nuit, une routine a même fini par s’installer, chacun regagnant de manière automatique sa place attitrée dans l’abri, recréant des frontières invisibles, religieux d’un côté, laïques de l’autre, mais tous les yeux fixés sur le portable où défilaient les annonces des impacts avec les premiers bilans humains.

Vulnérabilité

Si la guerre avec l’Iran a révélé, une fois de plus, le courage et la résilience des Israéliens, elle a aussi mis au jour leur vulnérabilité. Les autorités s’attendaient à un affrontement difficile, plus long et meurtrier qu’il ne l’a finalement été. Et pourtant, la population n’était pas suffisamment préparée. Des zones entières ont été négligées : dans le Sud, les Bédouins n’ont que des tentes pour s’abriter ; à Jérusalem, les abris sont nombreux à l’Ouest, une poignée de l’autre côté de la ligne verte. A Tel-Aviv même, une topographie des abris se dessine en fonction des disparités sociales. Au cœur de la ville, le parking du célèbre centre commercial Dizengoff a été transformé en campement géant avec des dizaines de tentes pouvant accueillir des familles ou des personnes isolées. « C’était juste un garage où les gens venaient s’asseoir. On s’est demandé comment aider les habitants et on a commencé à rapporter des matelas, des sacs de couchage, de la nourriture… Finalement c’est devenu une petite ville », témoigne Ronen un ancien réserviste de Tsahal, volontaire de l’organisation Frères et Sœurs d’armes. Cette même organisation, fondée par des opposants à la réforme judiciaire, avait déjà pallié les manquements de l’Etat après le 7 octobre en créant un vaste centre d’aide pour les familles déplacées. Ailleurs dans la ville, des étudiants ont choisi de dormir dans le métro. Et au Sud, dans les quartiers pauvres, la gare centrale à la réputation malfamée, temple maudit de la drogue et du vol, est devenue le lieu le plus sûr pour des familles de travailleurs immigrés : il s’avère qu’elle abrite l’un des plus grands abris antiatomiques d’Israël, pouvant accueillir 16.000 personnes.

Le ministère de la Défense promet déjà de rénover 500 abris publics et d’en construire 1.000 nouveaux dans tout le pays. Sans attendre, les Israéliens se ruent vers les cabinets d’architecte pour aménager leur logement. Il faut compter plus de 30.000 euros pour un mamad, sachant que l’Etat n’offre aucune aide. C’est le prix à payer. Considérant que le régime iranien, pas plus que le Hamas, n’a jamais songé à construire des abris pour sa population, les Israéliens seraient même tentés d’y voir un immense privilège.

Écrit par : Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris
Frédérique Schillo

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