02/12/2025
Regards n°1121

Derrière l’exil alarmant de ses citoyens, les non-dits de l’aliyah

C’est historique : depuis 2022, Israël enregistre une vague massive de départs de ses élites, non compensée par l’arrivée de nouveaux immigrants.

Elie l’Israélien et Jennifer l’Américaine, deux amis trentenaires, se croisent valises en main à l’aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv. « Incroyable de se retrouver ici ! » lance Elie. « Tu sais, si l’Histoire nous a appris quelque chose à nous les Juifs… » dit Jennifer, « …c’est de savoir quand il est temps de partir », complète Elie. « Pourtant j’ai essayé de rester aussi longtemps que possible », soupire Jennifer. « Je sais, un matin tu te réveilles » rétorque Elie… « et ce n’est plus le même pays dans lequel tu as grandi ! » s’écrient-ils en chœur. « On n’est plus en sécurité ici », regrette Elie. « Tu veux dire là-bas, à New-York », corrige Jennifer. « Quoi ? », l’interrompt Elie, « tu veux dire que tu as décidé de t’installer ici en Israël ? Maintenant ? Tu es folle ? » « Et toi, tu pars t’installer à New-York ? Maintenant ? Tu es fou ! »

Le sketch de l’émission satirique Eretz Nehederet (« un pays merveilleux ») traduit bien le malaise des Juifs du monde entier depuis le 7-Octobre. Même s’il ne reflète pas la gravité de la situation en Israël, où les départs sont désormais plus importants que les arrivées. Selon les dernières données du centre du recherche et d’information de la Knesset, le nombre d’Israéliens partant vivre à l’étranger est en forte augmentation. En 2022, 59.400 Israéliens ont quitté le pays, soit une hausse de 44 % par rapport à l’année précédente, et en 2023, ce nombre s’élevait à 82.800, en augmentation de 39 %. Or ces départs n’ont pas été compensés par le retour d’Israéliens après un long séjour à l’étranger ni par l’arrivée de nouveaux immigrants (« olim ») ; chiffres tous deux en baisse. Si bien que l’Etat d’Israël accuse un solde migratoire négatif de 125.000 personnes pour la période 2022-2024. Une tendance qui va se poursuivre, nous révèle Yigal Palmor, directeur du département des relations internationales de l’Agence juive. Les chiffres de l’aliyah pour la période janvier-octobre 2025 enregistrent en effet une baisse de 34% par rapport à la même période l’année dernière avec 18.360 olim (contre 32.618 en 2024).

Israël « sur une pente glissante »

« La situation est historique », nous explique le Professeur Sergio DellaPergola, le démographe et statisticien le plus réputé d’Israël et du monde juif. « Israël depuis l’époque du mandat britannique a toujours eu un bilan migratoire positif, sauf en trois occasions : dans les années 1920 suite à une grande aliyah, dans les années 1950 après la fin de la vague migratoire de la fondation de l’État, et enfin dans les années 1980 à l’époque de la crise économique qui a suivi la guerre de Kippour. Avec ce solde négatif aujourd’hui, c’est donc la quatrième fois en un siècle. C’est un phénomène exceptionnel. » Aux conséquences sociologiques, économiques et politiques alarmantes.

« Un pays avec un solde migratoire négatif est sur une pente glissante », s’alarme le député Gilad Kariv du mouvement de gauche Les Démocrates, qui n’hésite pas à qualifier la vague des départs de « tsunami ». La crise est profonde mais avec 82.000 départs par an sur une population israélienne de plus de 10 millions (sans les Territoires), cela revient à un taux de départ de 8 personnes sur 1.000, nuance le professeur DellaPergola. Cela reste trois fois moins qu’en Nouvelle-Zélande et deux fois moins qu’en Suisse par exemple, des pays prospères et charmants, en paix depuis 80 ans. En comparant Israël avec un pays en guerre comme l’Ukraine, où le nombre de départs s’est élevé jusqu’à six millions par an, le démographe en conclut qu’« Israël traverse une vraie crise, mais pas inédite dans le contexte international. »

Là où les chiffres deviennent inquiétants, c’est en observant le profil des émigrants. Selon un rapport récemment publié par des économistes de l’université de Tel-Aviv, dont Itaï Alter, la majeure partie des départs de ces trois dernières années concerne des Israéliens de moins de quarante ans, laïques, instruits et hautement qualifiés comme des médecins, des ingénieurs et des experts de la high-tech, la plupart originaires de Tel-Aviv et sa région. Une tendance observée à la hausse. L’histoire de l’hôtesse de l’air d’El-Al qui demande l’aide d’un médecin dans un vol au départ d’Israël et voit tous les passagers de l’avion lever la main n’est donc pas qu’une blague à la mode : le pays fait bien face à une fuite des cerveaux.

L’économie est historiquement le principal moteur de l’émigration. Les opportunités de carrière pour des Israéliens très compétitifs sur le marché international, mais aussi « les profondes inégalités et la hausse du coût de la vie », estime Itaï Alter dans le Yedioth Ahraronot, « poussent de plus en plus de jeunes hommes et femmes, pourtant bien formés et disposant d’un bon potentiel de revenus, à quitter Israël ».

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Fuir la dérive illibérale du gouvernement

La guerre a aggravé ces disparités avec des milliers d’Israéliens déplacés dans le sud et le nord du pays. Passé l’effet drapeau au début du conflit, l’insécurité a motivé nombre de départs. Il faut se représenter le vertige qui a saisi les Israéliens en voyant le 7-Octobre combien l’État juif avait failli à sa mission d’Etat-refuge. La guerre des 12 jours contre l’Iran avec des missiles ciblant les zones urbaines fut aussi un déclencheur. Aujourd’hui, un Israélien sur quatre dit songer à l’exil s’il en avait l’opportunité selon un rapport du Jewish People Policy Forum. Certains s’en donnent les moyens : une hausse spectaculaire des demandes de passeports a été enregistrée en octobre 2023 dans les ambassades européennes à Tel-Aviv, confirmant un engouement ancien à la faveur de lois au Portugal et en Espagne concernant les descendants des Juifs persécutés. Cependant, pour la majorité de ces futurs binationaux, le second passeport représentera un « plan B » que l’on range au fond du sac sans jamais sauter le pas. Pas question de quitter Jérusalem pour Linda (son prénom a été changé), engagée dans un processus de naturalisation roumaine avec son mari. Le passeport européen sera son bouclier contre l’antisémitisme : « Ce désir de ne pas révéler mon identité israélienne à l’étranger s’est intensifié après le 7-Octobre. » Enfin, il faut noter que l’exil des Israéliens s’est accéléré à partir des manifestations contre le coup d’état judiciaire du gouvernement Netanyahou début 2023. La dérive illibérale de l’État et l’extrême polarisation de la société ont fait fuir de jeunes Israéliens laïcs soucieux, avant tout, d’offrir une meilleure situation économique à leurs enfants.

Face à ces départs en masse, l’aliyah accuse une baisse significative de janvier à octobre 2025 pour presque tous les pays, que ce soit la Russie, grande pourvoyeuse avec 7.200 olim (moins 57%), ou la Belgique avec 67 olim ; soit une baisse de 19% par rapport à 2024 (83 olim) et surtout 2023 (91 olim). Seule la France présente des chiffres en hausse, ainsi que la Grande-Bretagne où la différence reste minime. Toutefois, « il est très exagéré de parler de vague d’aliyah française », précise Yigal Palmor, « parler de 2.800 olim aujourd’hui, c’est impressionnant par rapport à l’année précédente mais pas par rapport à il y a dix ans, au lendemain des attentats de Toulouse et de l’Hypercasher, avec des vagues de 7.240 olim en 2014 et 7.890 en 2015. » Par ailleurs, les Français sont toujours très loin de l’aliyah russe. Avec la guerre en Ukraine, le gouvernement israélien prédisait des milliers d’arrivées. Or, s’il y a eu une belle aliyah ukrainienne (15.000 olim la première année, puis autour de 8 000 par an), ce sont surtout les Russes qui arrivent en masse « avec des chiffres au niveau de la grande vague des années 1990 » précise Yigal Palmor : plus de 100 000 immigrants depuis 2022.

Or, cette immigration russe composée d’intellectuels de Moscou et Saint-Pétersbourg établis dans le grand Tel-Aviv est totalement passée sous silence par le gouvernement. Il faut dire que beaucoup sont peu enracinés et repartent assez vite, ce qui oblige à corriger le solde migratoire. Mais le vrai tabou tourne autour de leur judéité. Après les élections de 2022, la coalition a même proposé de durcir la loi du Retour en supprimant la clause dite « des petits-enfants », qui étend la nationalité israélienne à ceux ayant un aïeul juif. Depuis, le gouvernement tente de promouvoir l’aliyah avec des incitations fiscales.

Tabou de la Yerida

Plus grave, les responsables israéliens tentent de recouvrir la vague massive de départs d’une chape de plomb. Certes, le phénomène a toujours été tabou en Israël comme en témoigne son nom de « yerida » (« descente ») qui renvoie à une chute morale, quand l’aliyah fait figure d’« ascension » spirituelle. Dans un Etat construit par l’immigration autour de l’image du pionnier-soldat, chacun garde en mémoire l’interview d’Yitzhak Rabin de 1976, où il avait insulté les émigrés de « poules mouillées », sans savoir que son propre fils s’exilerait des années aux États-Unis. Mais il est stupéfiant de voir combien ce tsunami de départs partiellement compensés par l’aliyah suscite peu de débat. Les enjeux politiques sont pourtant majeurs, souligne Sergio DellaPergola : « Si l’on prend en compte le fait que les départs concernent de jeunes laïques très qualifiés orientés vers le centre-gauche et que l’aliya est âgée, avec un profil plus traditionnaliste et religieux, orienté vers le centre-droit, électoralement cela peut déplacer un siège en faveur du gouvernement actuel. C’est potentiellement décisif car la politique israélienne vit aux marges d’un siège ou deux pour former un gouvernement ou aller à de nouvelles élections. » Certains dans le gouvernement Netanyahou qui fustigent les « élites gauchistes » pourraient même se réjouir secrètement de la fuite des cerveaux. En oubliant que ce sont bien les élites qui rendent une nation dynamique, prospère et tout simplement vivante.

Écrit par : Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris
Frédérique Schillo

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