Face à la guerre en Ukraine : le délicat jeu d’équilibriste d’Israël

Frédérique Schillo
Coincé entre sa loyauté à Washington et ses intérêts stratégiques avec Moscou, Israël peine à sortir d’une prudente neutralité sur la guerre en Ukraine, où vivent près de 400.000 Juifs.
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Bien avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, il y eut les alertes venues d’Israël. Les déclarations alarmistes du Premier ministre Naftali Bennett le 13 février, exhortant les Israéliens à quitter le pays : « Rentrez chez vous ! Ne prenez pas de risque inconsidéré ! » Les messages de l’Ambassadeur israélien à Kiev Michaël Brodsky, les suppliant encore, une semaine avant l’opération, d’embarquer dans les vols d’El-Al vers Tel-Aviv avant que la situation ne tourne au « cauchemar ».
Peu croyaient alors en l’imminence d’une invasion, hormis les Etats-Unis. Les Ukrainiens les premiers dénonçaient le ton alarmiste d’Israël. En visite à Jérusalem le 13 février, la vice-ministre ukrainienne des Affaires étrangères Emine Dzheppar déplorait le vent de panique et appelait Israël à s’impliquer plutôt aux côtés de l’Ukraine. Sur place d’ailleurs, l’atmosphère était à la sérénité. « Ne paniquez pas ! » recommandait encore le président ukrainien Volodymyr Zelensky, tandis qu’Israël suivait les Américains en déplaçant son ambassade à Lviv (l’ancienne Lemberg), loin des frontières orientales où se massaient plus de 200.000 soldats russes.
Et puis il y eut la guerre. Une invasion déclenchée afin « d’arriver à une démilitarisation et une dénazification de l’Ukraine », asséna le maître du Kremlin dans un discours diffusé le 24 février aux aurores. Dénazification ? Alors que le président Zelensky est Juif [voir encadré] et que l’extrême-droite y a fait 5% ? L’Europe basculait dans une autre dimension, emportée par un vent de Guerre froide dont Joe Biden et Vladimir Poutine sont les créatures.

Sortir de la neutralité à ses dépens

L’invasion de l’Ukraine contraint Israël à un exercice qu’il s’est toujours refusé à faire : devoir choisir entre Kiev et Moscou. Depuis huit ans que dure la guerre en Ukraine, les Israéliens se sont toujours réfugiés derrière une apparente neutralité. Officiellement, Israël ne reconnaît pas l’annexion de la Crimée ni les régions séparatistes pro-russes de Lugansk et Donesk. Une position proche de Washington. Toutefois, Jérusalem n’a pris aucune sanction contre Moscou et s’est abstenu sur la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’agression russe en 2014. Pire, le représentant israélien n’avait pas daigné venir, préférant la politique de la chaise vide à l’abstention en séance.
Cette fois encore, l’invasion de l’Ukraine a entraîné une réaction modérée des autorités israéliennes. « L’ordre mondial change, le monde est désormais beaucoup moins stable », s’est ému Bennett lors d’une allocution devant les cadets de Tsahal en témoignant sa solidarité avec le peuple ukrainien, mais sans condamner la Russie. Au même moment, le président Yitzhak Herzog affirmait le soutien d’Israël à « l’intégrité territoriale de l’Ukraine », là encore sans dire mot de Moscou. Seul le chef de la diplomatie Yaïr Lapid osa condamner l’attaque russe, qualifiée de « grave violation de l’ordre international ». Pour aussitôt tempérer : « Israël entretient des relations profondes, longues et bonnes avec les deux pays. Il y a des dizaines de milliers d’Israéliens dans les deux pays, des centaines de milliers de Juifs dans les deux pays. Le maintien de leur sécurité est notre priorité. »

Le poids des communautés juives

En Israël où 15% des citoyens sont originaires d’ex-URSS, et précisément de Russie et d’Ukraine, difficile en effet de choisir un camp contre l’autre. La communauté russophone pèse fortement dans la vie israélienne. La région de l’Ukraine a donné trois Premiers ministres à Israël : Moshe Sharett, Levy Eshkol et Golda Meir. Aujourd’hui, ce « lobby d’un million d’Israéliens » est très influent avec des figures comme Avigdor Liberman (originaire de Moldavie), ministre des Finances à la tête du parti russophone Israël Notre Maison, Yuli Edelstein (né en Ukraine), ancien président de la Knesset, ou encore Zeev Elkin (Ukrainien), actuel ministre du Logement.
Identité d’origine ne veut pas dire adhésion. Personne en Israël, pas même les Ukrainiens, n’éprouve spontanément de la sympathie pour l’Ukraine, certes haut-lieu de pèlerinage pour les hassidim de Bratslav, mais dont l’histoire reste entachée à jamais par l’antisémitisme et l’extermination de plus d’un million de Juifs, notamment dans « la Shoah par balles ». Etre russophone n’équivaut pas non plus à s’aligner sur Moscou ; au contraire l’« aliyah Poutine », à savoir les 60.000 Russes ayant émigré après que le président a renouvelé son mandat en 2012, lui est très hostile. Toutefois, le poids des pro-russes est suffisamment fort pour que Netanyahou se soit affiché sur des posters géants aux côtés de son « ami » Vladimir lors des élections de mars 2020.

Ménager Kiev et Moscou

Par-delà cet aspect communautaire, qui se traduit en échanges commerciaux et touristiques, Israël entretient des liens forts avec chaque camp. Depuis la fin des années 1990, il a noué des relations stratégiques avec Kiev, lui fournissant du matériel militaire et de haute technologie. De son côté, Kiev a aidé militairement Israël, d’abord en lui permettant d’étudier l’armement soviéto-russe utilisé par les Etats arabes, ensuite en arrêtant de vendre des armes à l’Iran. Le ministre de la Défense Oleksii Reznikov (d’origine juive) sait devoir se rapprocher d’Israël pour espérer atteindre Washington et l’OTAN.

Sur le plan économique, les relations avec Kiev se sont encore resserrées depuis la mise en place d’un accord de libre-échange en 2021, à l’occasion du trentenaire des relations diplomatiques. Surnommée « le grenier à blé de l’Europe », l’Ukraine l’est aussi d’Israël, auquel elle fournit plus de 50% de son blé. Au total, les importations agricoles s’élèvent à 360 millions d’euros par an. Et lorsqu’en pleine crise du COVID, Israël a affronté une pénurie d’œufs juste avant Pessah, c’est vers Kiev qu’il s’est tourné en organisant un véritable pont aérien.
Si l’on ajoute à ce tableau le soutien américain à Kiev, cela devrait achever de pousser Israël du côté ukrainien. Sauf qu’en face, il y a Moscou. Il y a la Russie dont Israël partage l’histoire de la lutte contre le nazisme, que Poutine aime tant manier. Depuis 2018, Israël célèbre la victoire sur l’Allemagne nazie le 9 mai, soit le même jour que Moscou. Il y a aussi des échanges commerciaux autrement plus importants qu’avec Kiev (2,5 milliards d’euros avant la pandémie). Et surtout, il y a le rôle incontournable de la Russie au Moyen-Orient, encore accru depuis le départ des Américains et leur débâcle en Afghanistan. Moscou, proche de l’Iran, donc du Hezbollah, est présent en Syrie, où il tolère les raids israéliens contre les installations iraniennes. Israël est « traditionnellement, bien sûr, du côté américain », expliquait Lapid le 20 février, avant d’ajouter : « Notre frontière avec la Syrie est de fait une frontière avec Moscou. »

Signe qu’Israël n’est pas prêt de trancher le dilemme, le ministre de la Défense Benny Gantz a repoussé une énième demande ukrainienne pour lui fournir des batteries antimissiles Dôme de fer en échange d’une reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’Etat juif. « La chose la plus intelligente est de continuer à faire profil bas », a suggéré Liberman. Gary Koren, le directeur général adjoint du département Europe-Asie au ministère des Affaires étrangères, a parfaitement résumé la situation au micro de GLZ : « Nous devons privilégier les intérêts d’Israël, savoir équilibrer les choses : maintenir nos relations avec les Etats-Unis et la Russie et prendre soin des Israéliens en Ukraine. » Mais combien de temps Israël pourra-t-il ainsi tenir sur le fil ?

Condamnation à l’ONU

« Israël était et sera du bon côté de l’Histoire », assure Lapid. Sa position à l’ONU a constitué un premier test. Si Israël s’est d’abord abstenu de parrainer un texte américain présenté en Conseil de sécurité, lequel n’avait aucune chance d’aboutir en raison du veto russe, il a toutefois décidé de sortir de sa neutralité en votant le 2 mars en Assemblée générale pour une résolution condamnant l’invasion russe. Une décision historique qui a lui même permis d’entraîner d’autres voix en faveur de l’Ukraine. En effet, les Américains l’auraient chargé de convaincre ses alliés émiratis de renoncer eux-aussi à l’abstention. Au total, 141 pays ont voté pour la résolution.
Est-ce à dire qu’Israël a troqué la Realpolitik pour une ligne plus « morale » ? Rien n’est moins sûr. La brutalité de l’invasion russe en prolongement des discours incendiaires de Poutine ne permet plus d’imaginer un conflit limité au Donbass, voire à l’est de l’Ukraine. De même, le bombardement de la tour de télévision de Kiev, qui a tué cinq civils et touché le site voisin de Babi Yar, lieu sacré de la mémoire de la Shoah, dont le mémorial est heureusement intact, montre que le maître du Kremlin se soucie aussi peu d’épargner les vivants que d’honorer les disparus. Et pourtant, Israël ne devrait pas s’aventurer au-delà de sa condamnation à l’ONU. Un geste symbolique fort, mais bien insuffisant quand le président Zelensky réclame des sanctions contre Moscou et des armes pour la résistance ukrainienne.

En Ukraine, un président juif, ancien comédien devenu chef de guerre

Admiré à l’étranger, salué pour son remarquable sang-froid dans la guerre, Volodymyr Zelensky était il y a encore peu très critiqué par son peuple. L’ancien comédien et pianiste de music-hall n’avait pour toute expérience politique qu’un rôle de président dans une série télévisée. Il y incarnait Vasyl Holoborodko, professeur d’Histoire élu président malgré lui qui luttait tel un chevalier blanc contre la corruption. Le succès phénoménal qu’il rencontra lui donna l’idée de reprendre le programme de son personnage et de lancer un parti du nom même de la série : Serviteur du peuple. Aux élections de 2019, il écrasa le président sortant Petro Porochenko, la marionnette de Poutine, en récoltant 73,2% des voix. Las, trois ans plus tard, un sondage de l’Institut de Sociologie de Kiev lui prédisait seulement 23% des suffrages.
Né à Kryvyï Rih au centre de l’Ukraine dans une famille juive russophone, Zelensky ne met jamais en avant sa judéité. Même lorsqu’il lui faut répondre de l’infâme accusation de nazi lancée par Poutine. « Comment pourrais-je être un nazi quand mon grand-père a servi pendant la guerre dans l’infanterie soviétique et s’est éteint avec le grade de colonel dans une Ukraine indépendante ? »
Avec Israël, en revanche, Zelensky sait faire vibrer la corde sensible. En décembre 2021, lors du 3e Forum annuel juif de Kiev, il a souligné l’identité de vues avec l’Etat juif, « un exemple pour l’Ukraine » : « Nous savons ce qu’est de ne pas avoir son propre Etat. Nous savons ce que cela signifie de défendre son Etat et sa terre, les armes à la main, au prix de nos vies. » Des mots qui résonneront à Jérusalem longtemps après les bombardements sur Kiev.

Mécaniques de la médiation

Toujours prudemment à équidistance de Kiev et Moscou, Israël déploie en revanche une folle énergie dans l’aide humanitaire. Peu de pays en font autant avec une telle technicité : rapatriement de ses expatriés, assistance aux réfugiés juifs et non-Juifs aux points de passage frontaliers, envoi d’une équipe spécialisée dans les post-traumas, de 17 tonnes de matériel médical et de médicaments, et de six générateurs électriques pour les hôpitaux. A partir de la semaine prochaine, Israël établira en Ukraine un immense hôpital de campagne, doté de services d’urgence, d’une salle d’accouchement et d’une clinique. « Il en va de notre devoir moral de déployer tous ces efforts », a expliqué Bennett comme pour s’excuser de ne pas pouvoir influer davantage sur le terrain.
A défaut de sortir de sa neutralité, Israël tente d’en faire un atout en proposant sa médiation. Il est vrai que Bennett a l’avantage de pouvoir parler aux deux parties. Il est même le seul, avec le président français Emmanuel Macron, à s’être entretenu plusieurs fois avec Poutine et Zelensky, et ce dans la même journée. Surprise : le 5 mars, en plein shabbat, le Premier ministre s’est envolé secrètement pour Moscou pour y rencontrer Poutine, devenant le premier dirigeant étranger à se rendre au Kremlin depuis le début de l’invasion. Il était accompagné de ses conseillers et de Zeev Elkin, dont une partie de la famille vit sous les bombes à Kharkiv, qui faisait office de traducteur comme au temps de Netanyahou. Sitôt leur entretien de trois heures achevé, Bennett s’est rendu à Berlin où l’attendait le chancelier Olaf Scholz. Rien n’a filtré de ces échanges. Tout juste sait-on que cette shuttle diplomaty à l’israélienne est approuvée par Washington.
Acteur diplomatique de premier plan, écouté par les deux parties, et de plus légitimé par l’approbation des Etats-Unis et de l’Union européenne, Israël puise aussi dans l’engagement personnel de Bennett et Lapid ce qui fait la force de tout bon médiateur. « Même si les chances de réussite sont minces, tant qu’il y a une ouverture et que nous avons accès aux deux parties et la capacité [d’agir], je vois comme un devoir moral de tout tenter », assure Bennett. Cet engagement est cependant loin d’être désintéressé. Lapid, qui vient de rencontrer son homologue américain à Riga ne s’en cache pas, ajoutant que l’enjeu des discussions est non seulement de parvenir à un cessez-le-feu en Ukraine, d’y créer des couloirs humanitaires pour les Juifs, mais également de préserver les intérêts israéliens en empêchant un mauvais accord nucléaire avec l’Iran. Et Lapid de répéter ce mantra bien connu en Israël : « Nous avons des amis, nous avons des alliés, mais pour ce qui est de notre sécurité, nous ne pouvons compter que sur nous. »

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Georges Brandstatter
Georges Brandstatter
2 années il y a

Decidement, selon les différentes sources il y a en Ukraine, soit 70.000 juifs, 200.000, 30.000 juifs.

Jean-Paul
Jean-Paul
2 années il y a

Je suis tellement triste que Mr Netanyahou ne soit plus premier ministre.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris