Il y a quelques semaines, un groupe de citoyens belges francophones lançait une pétition appelant à « faire barrage à l’extrême droite ». « Ce n’est plus une menace. C’est une réalité aux États-Unis et dans plusieurs pays européens. La Belgique n’est pas à l’abri. Partout, on constate une dérive préoccupante du langage et des positions haineuses de plus en plus décomplexées », déclarent les auteurs de cet appel qui se conclut par cette formule qui claque : « Résistons ! Défendons l’État de droit ! ».
Bien que nous soyons tentés d’y voir une mobilisation salutaire et que notre détermination à combattre l’extrême droite demeure intacte, nous éprouvons toutefois un malaise à la lecture de cet appel dont les présupposés et les angles morts nous laissent perplexes. S’il est urgent et nécessaire de s’unir contre l’extrême droite, encore faut-il que la menace qu’elle représente soit réelle. Or, en Wallonie comme à Bruxelles, l’extrême droite francophone est marginale, voire inexistante électoralement. Aucun de ses partis n’est représenté au parlement fédéral ni dans les assemblées régionales. Absente politiquement et invisible dans le débat public, l’influence politique et sociale de l’extrême droite francophone se limite à quelques cercles marginaux et groupusculaires. Il suffit de faire un micro-trottoir pour s’apercevoir rapidement que personne n’est en mesure de citer un ses partis ni un de ses dirigeants. Bruxelles et la Wallonie sont donc bien loin des dynamiques flamandes, françaises, allemandes, autrichiennes ou italiennes. Et pourtant, le mot d’ordre du barrage à l’extrême droite est sans cesse lancé alors que l’ennemi contre lequel on se mobilise n’existe pas !
Pourquoi tant d’énergie déployée en vain ? Peut-être parce qu’une extrême droite francophone imaginaire permet de se draper dans la posture quasi théâtrale du résistant héroïque combattant le fascisme. Ce phénomène n’est pas nouveau. Dans ses Écrits corsaires publiés en 1975, l’écrivain italien Pier Paolo Pasolini fustigeait avec lucidité tous ces gens qui se disaient antifascistes par posture et conformisme idéologique, mais sans aucune réflexion sur les nouvelles formes d’aliénation politique. Il parlait d’un antifascisme qui « ne coûte rien », une pause creuse se contentant de dénoncer les vieux démons en passant à côté des menaces réelles qui pèsent sur la société.
Ce type d’appel dramatique à la mobilisation contre une extrême droite inexistante occulte aussi aujourd’hui d’autres formes de haines bien réelles. L’un des cas les plus préoccupants est celui de l’antisémitisme dont les expressions ne proviennent plus exclusivement de l’extrême droite. L’antisémitisme contemporain s’exprime aussi dans certaines franges de la population d’origine musulmane ou dans les rangs de la gauche radicale. Et pourtant, cette réalité qui affecte concrètement la vie quotidienne des Juifs est ignorée par ces appels à faire barrage à l’extrême droite. Or, selon le dernier rapport annuel d’UNIA, le Centre interfédéral de lutte contre le racisme, depuis le 7-Octobre et la guerre à Gaza, la Belgique a connu une hausse nette des signalements antisémites, essentiellement des messages de haine, mais aussi des passages à l’acte. UNIA prend soin de préciser : « Il ne s’agit pas seulement d’une augmentation de cas d’antisémitisme, mais aussi d’un contexte et d’un état d’esprit négatifs à l’égard de l’ensemble de la communauté juive. » Consciente de la réalité de ce que subissent les Juifs de Belgique, UNIA relève ensuite que « certaines situations à la frontière entre opinion et discours de haine échappent aux radars de la loi anti-discrimination. Or, la diffusion de messages polarisants (symboles nazis, mèmes antisémites, salut hitlérien…) provoque la tristesse, la colère ou la peur au sein de la communauté juive. Il importe de les punir pour les enrayer et permettre à chacune et à chacun de se sentir en sécurité. »
À force de se draper dans la posture héroïque du résistant du XXIe siècle, certains de nos amis démocrates peinent à saisir les vrais dangers qui menacent les Juifs de Belgique, une minorité pourtant vulnérable qui n’aspire qu’au maintien de l’État de droit. Ce principe fondamental de notre démocratie libérale ne se défend pas en s’inventant un ennemi imaginaire mais en faisant preuve de lucidité, discernement et cohérence.







