Gertrud Kolmar, poétesse juive berlinoise à (re)découvrir

Mireille Tabah
Autrice de deux récits, de drames, mais avant tout poétesse, Gertrud Kolmar n’a été redécouverte qu’à partir du milieu des années 1990 dans le cadre de la troisième vague féministe et de l’intérêt croissant, quoique tardif, pour la littérature juive en Allemagne. Son œuvre riche peut se lire comme une déclinaison des deux pans constitutifs de son identité et de son sentiment d’étrangéité : la féminité et la judéité.
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Gertrud Kolmar est née le 10 décembre 1894 à Berlin dans une famille juive assimilée. Elle s’appelait Gertrud Käthe Chodziesner et prit pour nom de plume le pseudonyme de Gertrud Kolmar, en référence au nom de la ville natale de son père en Poméranie, Chodziez, Kolmar en allemand. Son père était juriste et elle était la cousine germaine de Walter Benjamin qui l’admira passionnément. Son enfance se passera au cœur de Berlin, dans ces maisons de la grande bourgeoisie juive assimilée qui deviendront « son paradis perdu ».

En 1923 la famille emménage dans la maison de Finkenkrug, près de Spandau. Cette maison avec son jardin sera le repaire de Gertrud de 1928 à 1938 quand celle-ci sera réquisitionnée par les nazis. Son univers s’est réalisé là au milieu des arbres et des animaux. Là seule avec son vieux père elle tisse le temps, enfermée, cloîtrée.

Elle exerce le métier de préceptrice auprès d’enfants handicapés. Elle vit à Hambourg comme enseignante de langue, et son attraction pour la France l’amène à Dijon pour suivre des études d’interprète. Douée pour les langues, elle fut chargée de « surveiller » le courrier des prisonniers russes à la fin de la Première Guerre, elle enseigna quelque temps le français et l’anglais, fut préceptrice à Dijon d’enfants sourds-muets à Dijon. Admiratrice de Romain Rolland, passionnée par la Révolution française, elle rédigea un Portrait de Robespierre (1933). Revenue à Berlin, elle se tint à l’écart de tous les cercles littéraires, s’occupant de ses parents et écrivant des textes qu’elle cache. Le 25 mars 1930 la mort de sa mère la touche profondément, elle écrit son premier roman La mère Juive.

La publication de son œuvre, dont elle composa l’essentiel entre 1927 et 1938, a été boycottée dès 1933 par le régime national-socialiste et à la suite de l’interdiction de publier les auteurs juifs en 1938, les textes qu’elle avait encore pu faire paraître jusqu’alors furent mis au pilon. Puis ce fut la guerre et dès lors, Gertrud Kolmar tomba dans l’oubli. Cependant, consciente de sa valeur et encouragée notamment par son cousin, le philosophe Walter Benjamin, elle avait joint ses écrits aux lettres qu’elle envoyait à sa sœur Hilde, émigrée en Suisse en 1938, et c’est grâce à celle-ci qu’ils nous sont pour la plupart parvenus. Durant l’hiver 1939/40, reléguée dans une Judenhaus avec son père malade qu’elle n’avait pas voulu quitter, elle parvint encore à rédiger, la nuit, son second récit, Susanna. Le jour, elle travaillait à l’usine où les nazis l’avaient affectée. En septembre 42, son père fut déporté à Theresienstadt, où il mourut du typhus cinq mois plus tard. Le 27 février 1943, Gertrud Kolmar fut arrêtée lors d’une des dernières rafles dans les usines de travaux forcés et déportée à Auschwitz. Là se perd sa trace. Elle avait 49 ans.

De plus en plus isolée dans l’Allemagne nazie, Gertrud Kolmar s’est réfugiée dans l’écriture et surtout la poésie, sa seule arme face à l’univers antisémite et patriarcal qui l’encerclait. Dès lors que demeurée à Berlin, sans aucun soutien, elle ne pouvait échapper à son sort, elle l’a accepté avec courage et dignité.  Car elle avait tôt appris à souffrir : en tant que Juive dans une Allemagne envahie dès avant 1933 par un antisémitisme violent, et en tant que femme au sein d’un univers patriarcal répressif :  elle avait 20 ans lorsque ses parents la condamnèrent, parce que non mariée, à avorter de l’enfant qu’elle désirait, et dont le père l’avait abandonnée ; elle en demeura sans doute stérile.

Double souffrance de femme et de Juive

Dans son œuvre, Gertrud Kolmar a sans cesse évoqué cette double souffrance de femme et de Juive. Elle y exprime sa révolte envers la culture patriarcale, la démonisation de la sexualité féminine, la souffrance des femmes trahies par un amant pour qui elles ne sont que des objets sexuels, et la mort de l’enfant fantasmé, la mort d’un enfant juif – un motif évidemment chargé de symbolisme.  Bien au-delà du rôle de victime humble et résignée, elle condamne avec force et lucidité la société bourgeoise qui étouffait son désir d’existence, et elle réhabilite les femmes qui revendiquent et assument leur sexualité, celles qu’on appelle « filles de joie » ou « pécheresses » et sur lesquelles, si elles sont juives, les hommes projettent en outre leurs fantasmes antisémites. La femme qu’elle évoque dans le cycle poétique Portrait de femme, composé entre 1927 et 1933, c’est elle-même, mais aussi toutes celles que la culture masculine a qualifiées de « sorcières » ou de « folles », et avec une ironie subtile, elle raille et déconstruit les stéréotypes qui stigmatisent l’éternel « Autre » : « la » femme, et à fortiori la femme juive. La mère juive, de 1930, un récit d’une violence presque insoutenable, rassemble les trois thèmes fondamentaux de l’autrice : la mort de l’enfant juif, ici une fillette sauvagement violée, et le deuil impossible de la mère ; la sexualité féminine et sa diabolisation par la « bonne » société ; l’emprisonnement des Juifs et particulièrement de la femme juive dans des préjugés mortifères dans le contexte de la montée du national-socialisme.

La parole des muets, écrit quelques mois après la prise de pouvoir d’Hitler, est le seul cycle de poèmes ouvertement politique de Gertrud Kolmar. Tandis que beaucoup de Juifs ne pouvaient s’imaginer que la civilisation allemande puisse s’abîmer dans la barbarie meurtrière, Kolmar ­— dont le cousin Georg Benjamin, frère de Walter, avait été interné plusieurs mois au camp de concentration de Sonnenburg — témoigne d’une clairvoyance aussi précoce que remarquable pour une femme de la bourgeoisie juive assimilée. Dans La parole des muets, elle prête sa voix aux premières victimes de la dictature nazie, Juifs et prisonniers politiques, afin de témoigner des souffrances qu’ils endurent et accuser leurs bourreaux — sachant que si ces poèmes tombaient entre leurs mains, elle serait réduite au silence : « Cela arrivera, oui, cela arrivera ; ne vous y trompez pas ! / Car lorsqu’ils trouveront cette feuille, ils m’arrêteront ».

Renouer avec ses racines juives

Face à l’exclusion des Juifs de l’espace public et à leur persécution de plus en plus meurtrière, Gertrud Kolmar a peu à peu renoué avec les racines juives que sa famille avait refoulées. Des thèmes, motifs et personnages issus de la tradition juive traversent toute son écriture. En 1940, elle commença à apprendre l’hébreu et à composer des poèmes, malheureusement perdus, dans cette langue. Mais dès 1930, la culture juive était devenue pour elle le « joyau » qui devait lui permettre et permettre à son peuple de survivre à la persécution. Le poème Le crapaud est à cet égard emblématique : « Viens donc et tue ! / Si pour toi je ne suis que vermine répugnante : / Je suis le crapaud / Et porte la pierre précieuse… ».

Certains de ses contemporains avaient reconnu sa personnalité unique. Walter Benjamin aimait ses textes à l’égal de ceux de Baudelaire. Nelly Sachs l’a considéré comme une des plus grands poètes lyriques de son temps, elle était « la petite sœur en esprit de Franz Kafka ». Nelly Sachs lui dédia même un poème : « Gertrud Kolmar tu voyais les pensées partir en cercles/comme des images sur une tête/là où se lèvent les étoiles/et tu n’as pas eu l’étoile aveugle du temps devenu vieux/Là où pour nous c’était encore le soir/toi tu voyais déjà l’éternité ».

L’œuvre de Gertrud Kolmar, et singulièrement sa poésie, témoigne sans pathos, dans un langage d’une extrême intensité, de la volonté créatrice, de la lucidité et de l’extraordinaire résistance solitaire d’une femme, d’une Juive, au cœur de la tourmente qui culmina dans la Shoah.

L’œuvre de Gertrud Kolmar traduite en français

*La mère juive, traduit par Claude-Nicolas Grimbert, Paris, Bourgois, 2007.
*Susanna, traduit par Laure Bernardi, Paris, Bourgois, 2007.
*Gertrud Kolmar. Féminité et judéité. Poèmes 1927-1937, choisis, traduits et commentés par Mireille Tabah, Paris, L’Harmattan, 2021.

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