Alors, une dernière fois, Godard contre les Juifs

L’opinion de Michel Gheude
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On commence en 1970. Godard et Jean-Pierre Gorin partent filmer « la révolution palestinienne ». Un film de propagande commandité par l’OLP. Le film doit s’appeler Jusqu’à la Victoire. Trois mois plus tard, c’est Septembre noir. Les fedayin que Godard a filmés à Amman sont tous morts.

Quand il regarde ses images quelques années plus tard, Godard se demande si elles disent autre chose que ce qu’il avait voulu leur faire dire. C’est ainsi qu’à Grenoble, avec Anne-Marie Miéville, il reprend le film à zéro et que Jusqu’à la Victoire devient Ici et Ailleurs, une belle interrogation sur l’impossibilité de faire, à propos du conflit israélo-palestinien, un film qui ne serait pas un film de propagande. Mais l’autocritique portait sur la manière d’illustrer des thèses préétablies sans écouter ce que les combattants palestiniens avaient à dire, pas sur ces thèses elles-mêmes. Politiquement, en 1976, Godard est au même point qu’avant Septembre noir, quand interviewé par la ZDF il ne cessait d’exposer à la caméra un étoile de David se développant en croix gammée et titrée nazisraël.[1] Hélas, il ne dira jamais rien d’autre : une image d’Hitler, une autre de Brejnev, une troisième de Golda Meir. Ou une image de Nixon et une voix qui dit « voici l’image d’un gangster qui représente la mafia ». Ou une image de Moshe Dayan et une voix qui dit « voici l’image d’un contremaître qui représente son patron ». La poésie et la politique, ce n’est pas la même chose. Un raccourci poétique ouvre un espace pour la pensée : « On l’a retrouvée. Quoi ? l’éternité. C’est la mer allée avec le soleil »[2]. Mer, soleil, c’est un chromo. Mer allée avec le soleil, c’est un mouvement qui dépasse celui des vagues et interpelle l’esprit. Mais un raccourci politique, c’est de l’impensée. Une image de Kissinger accolée à l’image des fesses d’une femme, ça dit quoi ? Ça réduit l’histoire, les vies, les luttes, les souffrances, les victoires à rien : un cliché. Même pas une pub. En politique, Godard n’a jamais dépassé le slogan CRS-SS.

Avant Israël, la Shoah

Novembre 2004. Stéphane Zagdanski vient de publier La Mort dans l’œil, un livre qui oppose littérature et cinéma. Il y consacre un chapitre à Godard. Il s’en suit un débat sur France Culture[3], résumé dans le Nouvel Obs[4]. C’est au cours de ce débat que Godard compare les six millions de victimes de la Shoah avec les attentats suicides palestiniens : « Il y a eu six millions de kamikazes. c’est eux qui ont permis  que ça (sic) survive. Contrairement à Isaac qui ne s’est pas sauvé lui-même, les six millions se sont sauvés eux-mêmes en se sacrifiant ». Ils ne se sont pas seulement laissés conduire à l’abattoir comme des moutons, ils l’ont « voulu » et ce sacrifice a permis la fondation d’Israël comme les actions des martyrs palestiniens permettront la fondation d’un Etat palestinien. Dans un entretien avec son biographe américain Richard Brody, Godard rapporte une conversation au cours de laquelle Yasser Arafat en personne lui dit que ça n’a rien à voir et Godard lui répond : Mais si, la preuve c’est que dans les camps, les hommes réduits à l’état d’épave étaient appelés « musulmans »[5]. Même série dans Notre Musique en 2004.  Une photo d’un déporté avec la mention Juif. Une photo d’un déporté avec la mention Musulman.  Et tout de suite après : « en 1948, les Israélites (sic) marchent dans l’eau vers la Terre promise, les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade. Champ et contre-champ. » Toujours le même procédé : deux images, une pirouette verbale et le refrain final : CRS-SS !

Et avant la Shoah, la Bible

Zagdanski a sans doute raison sur ce point : Godard, le plus ostensiblement littéraire des cinéastes, celui qui ne cesse de citer et de montrer des livres dans ses films, est philosophiquement ennemi du verbe et de la littérature. Entre l’image et le verbe, l’enjeu est théologique et pour Godard, la Bible est « totalitaire ». Comme au début était le verbe, c’est toujours le verbe-père qui décide et l’image-mère ne montre que ce qu’a dit le verbe. Il cite son ami Elias Sanbar qui regarde les photos prises en « terre sainte » par les premiers photographes : les Arabes n’y figurent pas.[6]. Comment faire pour ne pas filmer avec les yeux de la littérature qui a formaté notre regard ? Comment filmer les Arabes en Terre sainte ?  Le dernier chapitre de son dernier film, Livre d’image, est consacré aux Arabes. Les textes sont d’Edward Saïd et d’Albert Cossery. Les images sont, à rebours, une merveille d’orientalisme. Il n’aura jamais trouvé l’issue du labyrinthe. Mais il aura raconté son errance comme personne. Avec des images dignes d’un peintre. Et nous, Juifs, qui l’avons vu se perdre, nous aurions tellement aimé que dans tous ses films, la mer s’en fut allée avec le soleil.

Michel Gheude

Ecrivain et essayiste


[1] https://www.youtube.com/watch?v=GQsvOwq7QFU

[2] Citation de Rimbaud à la fin de Pierrot le Fou (1965)

[3] Diffusée le 18 novembre 2004 à 12 :30 dans l’émission de Marc Voinchet, Tout arrive.

[4] Aude Lancelin, Godard face à Zagdanski : Le cinéma est-il une imposture ? in Le Nouvel Observateur du 18 novembre 2004, pp. 124-126

[5] Richard Brody, Everything is cinema, the workinglife of Jean-Luc Godard, Henry Holt Books, 2008.

[6] Elias Sanbar, Palestiniens : la photographie d’une terre et de son peuple de 1839 à nos jours, Hazan, 2004

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