Sommes-nous un reliquat ?

Julien Goossens
Mille éléments mis en lumière d'autant de façon peuvent s'essayer, concourir, à expliquer la réalité de la politique israélienne, de l'accroissement du fait religieux dans l’État d’Israël, au cours des décennies jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à cette forme inédite et « volcanique » d'un sionisme religieux de fous de Thora.
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Inquiétude juive moderne

Mille éléments mis en lumière d’autant de façon peuvent s’essayer, concourir, à expliquer la réalité de la politique israélienne, de l’accroissement du fait religieux dans l’État d’Israël, au cours des décennies jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à cette forme inédite et « volcanique » d’un sionisme religieux de fous de Thora.

Un soir récent, je fus ébranlé mentalement par le souvenir d’une lecture vieille de deux ans, revenue à ma conscience. Que l’on me pardonne cette digression personnelle : ce n’est pas tous les jours qu’une production intellectuelle est à même de donner foi dans l’intelligence, confinant ici au « jeu » de la prophétie.

Il s’agit d’une « lettre » de Gershom Scholem (1897 Berlin – 1982 Jérusalem), historien de la mystique juive, attentif au devenir du sionisme, à Franz Rosenzweig. Écrite en 1926, elle nous est donc distante de près d’un siècle. Dans ce texte, Scholem considère que la réactualisation de la langue sainte, surchargée de sens par des millénaires de traditions écrites, pourrait être la plus grande menace pour le devenir juif en terre d’Israël, « danger, bien plus inquiétant que la nation arabe […]. ».

Comparant, tant les agents de la résurrection de la langue hébraïque que les locuteurs n’ayant pas l’hébreu comme langue première, à des aveugles, il ne voit que deux options possibles : ou l’hébreu en restera au stade de langue sans chair, fonctionnelle, sorte de « Volapük fantasmagorique », « [d’] avenir vide », ou bien, la puissance religieuse de cette langue ne pourra que se révéler, et façonner les descendants de ceux qui l’adoptèrent sans prendre garde.

« Ne risquons-nous pas de voir un jour la puissance religieuse de ce langage se retourner violemment contre ceux qui le parlent ? Et le jour où cette explosion se produira, quelle sera la génération qui en subira les effets ? […] Ce jour-là, aurons-nous une jeunesse capable de faire face à la révolte d’une langue sacrée ?  […] Lorsque viendra l’heure où la puissance enfouie au fond de la langue hébraïque se manifestera de nouveau […] notre peuple se trouvera de nouveau confronté à cette tradition sacrée, signe même du choix à entreprendre. Alors il lui faudra se soumettre ou disparaître. […] ceux qui avaient entrepris de ressusciter la langue hébraïque ne croyaient pas en la réalité du Jugement auquel ils nous soumettent tous. Fasse le ciel que la légèreté avec laquelle nous avons été entraînés sur cette voie apocalyptique ne nous mène pas à notre perte ». (Gershom Scholem, « À propos de notre langue », dans Le prix d’Israël, éditions de l’éclat).

Que cela soit clair, je n’ai pas, et moins que bien d’autres, les instruments pour sonder la vérité de ces hypothèses. Mon niveau d’hébreu, par ailleurs, n’ayant pu dans la durée s’élever bien plus haut que l’antique demande, formulée dans la langue des prophètes, par le jeune élève de Beth-Aviv à son professeur, pour l’accès au lieu d’aisance. De plus, il va de soi, l’essentiel des personnes que nous pouvons connaître, ayant l’hébreu comme langue maternelle, échappe à cette prédiction, pour l’heure.

Toutefois ces éléments, puissants sur l’imagination, en plus de se concrétiser, rejoignent et complètent d’autres pensées, et amènent à s’interroger sur le devenir juif moderne – auquel nous sommes certainement nombreux à tenir.

Ainsi, il y a l’éventualité, incertaine il va de soi dans la longue durée, d’une société israélienne grignotée par l’intégrisme juif, ou le judaïsme intégral. D’autres parts, les chiffres annoncent une natalité juive en diaspora où l’élément ultra-orthodoxe est surreprésenté (par exemple, 75 % des naissances juives britanniques seraient haredi). Cela n’a, en soi, rien de mal.

D’autant que nous savons tous – pour en être le résultat – que nous, juifs modernes, ou laïcs, ou etc. sommes pour partie descendants directs de ces juifs qui, illuminés par les feux de l’Occident, l’ont rejoint (sans taire la part, aussi, de contrainte), tout en conservant une sensibilité juive ainsi que divers degrés de connaissance et de pratique.

Mais le sol se fissure sous nos pieds, devient instable, car l’Occident contemporain n’est plus celui du 19e et du début du 20e siècle – avec ses qualités et défauts – et ses forces d’attractions se recroquevillent.

L’historique littérature juive de l’émancipation a pu mettre en scène l’envoûtante séduction de la culture européenne, sa littérature, son théâtre, sa musique, sa philosophie, son rapport à la raison, son architecture, ou encore son mode de vie, ses coudées peut-être plus franches.

S’il y aura toujours des défections, envisageons qu’un Occident, si pas entièrement essoufflé du moins déstructuré et hébété, que Youtube et Netflix, le communautarisme, les incertitudes de sociétés multi-ethnique n’indiquant plus de voie unique, la montée de l’irrationnel, des beaux-arts laissant parfois songeur, sans parler de l’écroulement de la natalité nous promettant une société étouffante, peineront davantage à attirer – et voire à retenir.

Sommes-nous le résultat de la dynamique d’un temps aboli, en voie de s’éteindre ? Ne minimisons pas « nos » forces créatives propres, mais il est inévitable qu’un Occident désorienté, ou a minima en mutation, conduise à une identité juive-occidentale fragilisée. Et à un attrait moindre de son modèle pour tous les pays du monde – Israël compris ?

Occident

Tes attraits s’amenuisent
Je crains, plein des gloires communes
De la renversante aventure des deux derniers siècles passés,
Que par l’esprit les Juifs quittent tes rives.

Tu ne tiens plus guère debout – me semble-t-il
Et Israël se remémore son incandescente jeunesse isolée
Enivré, il veut retourner avant même ta naissance.

Gershom Scholem avec appréhension l’avait envisagé
Que l’hébreu rendu vivant au peuple, avec son dard apocalyptique,
Ne dépasse de loin la clairvoyance d’inconscients initiateurs.

Occident que nous prîmes tant au sérieux…
Hors ta course ma judéité me décontenance :
Cadre, le seul, que je souhaite à notre intelligence.

Et tout cela serait si vite passé ?
De toute part la voie médiane serait émoussée ?
Et Kafka pour les siens n’aurait rien fondé ?
Ce grand amour ne laissera-t-il pas de trace ?
À quoi ressemblerons-nous tous, dans trente ans…

                                                                                                                                                 Julien Goossens

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