Pour la première fois de ma vie, j’ai peur de mon gouvernement. Il m’est souvent arrivé par le passé d’avoir peur des conséquences de la politique de mon gouvernement, ce qui est normal. Mais maintenant j’ai peur de mon gouvernement, et ça, ce n’est pas normal.
J’ai peur d’un gouvernement dont les principaux membres sont des partis fondamentalistes qui méprisent ouvertement cette invention « grecque » qu’est la démocratie, et qui prônent un Etat « juif » comme l’Iran est un Etat musulman.
J’ai peur d’un gouvernement qui entend émasculer la Haute Cour de justice, seul rempart constitutionnel face à l’arbitraire du pouvoir dans un pays qui n’a ni constitution écrite, ni parlement bicaméral, ni déclaration des droits de l’homme, ni rien qui sous d’autres cieux garantit les libertés fondamentales des citoyens.
J’ai peur d’un gouvernement décidé à nommer lui-même, sans freins aucuns, les juges, le procureur général, les conseillers juridiques des ministères, à soumettre ainsi à ses caprices l’ensemble de l’appareil judiciaire et à détruire du coup le cœur du régime libéral depuis Locke et Montesquieu : la séparation et l’équilibre des pouvoirs.
J’ai peur d’un gouvernement au sein duquel un voyou naguère condamné pour incitation à la haine raciale et dont l’armée n’a pas voulu dans ses rangs, un voyou qui a été l’un des principaux instigateurs au meurtre de Yitzhak Rabin, est bombardé ministre de la Sécurité nationale et propulsé à la tête du corps des gardes-frontières et d’une « gare nationale » de citoyens armés qui lui servirait de milice dévouée à la personne. Un gouvernement au sein duquel, un autre voyou, de l’espèce messianique celui-là, qui arbore fièrement des franges rituelles, a été promu ministre des Finances et ministre dans le ministère de la Défense (oui, ça existe ici) en charge de l’administration des Territoires occupés, lui qui prône l’annexion desdits Territoires et l’expulsion de leurs habitants palestiniens, lui qui s’est vanté un jour que jamais il n’accepterait que sa femme partage la même chambre d’hôpital qu’une Arabe.
J’ai peur d’un gouvernement qui prépare la suppression de la chaîne publique de radio et télévision, annonce la mise au pas de la presse indépendante et ne fait pas mystère de sa volonté de soumettre la culture à un test permanent de « loyauté ».
J’ai peur d’un gouvernement qui organise la chasse aux réfugiés au nom de la préservation de la pureté du sang juif, le gouvernement d’un peuple de parias persécuté par des hommes au sang pur, un peuple de réfugiés qui est censé se souvenir qu’au temps de son épreuve ultime il a trouvé partout pore close.
J’ai peur d’un gouvernement ouvertement homophobe – au sein duquel le représentant d’un parti dont la haine des « anormaux » est la raison d’être sert de vice-ministre chargé de « l’identité juive » – et misogyne, qui refuse de ratifier la Convention du Conseil de l’Europe, dite d’Istanbul, sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Pourquoi ? Parce que des femmes victimes de violences risquent de chercher refuge dans l’État juif.
J’ai peur d’un gouvernement sans foi ni loi, dirigé par un homme mis en examen pour crimes graves et flanqué d’un repris de justice, un gouvernement étranger à toute norme de bonne gouvernance, fait de morceaux de ministères distribués au gré des besoins d’une coalition de rapaces.
J’ai peur d’un gouvernement qui nous entraîne dans l’engrenage classique qui fait sombrer les démocraties dans le fascisme, à savoir le démantèlement de tous les bastions de l’ordre démocratique libéral, l’un après l’autre ou plusieurs à la fois : la justice, les médias, les organisations de défense des droits de l’homme, l’opposition, les droits des minorités, les syndicats.
J’ai peur…
La peur, dit-on, est mauvaise conseillère. Certes. Mais la peur peut être aussi l’aiguillon de l’action. La résistance se met en place, spontanée d’abord, puis organisée. Les gens, même la moitié de l’électorat qui a voté pour cette coalition, découvrent, épouvantés, qu’on monte sous leurs yeux un coup d’État judiciaire dont la finalité est l’assassinat de la démocratie israélienne. Alors, ils descendent massivement dans la rue et scandent à l’unisson : « De-mo-kra-tia ! » Des étudiants, des chercheurs, des enseignants, des avocats, des journalistes se mettent en grève.
Plus grave pour Netanyahou, tout ce que le pays compte de sommités économiques est vent debout contre la « réforme » judiciaire de son ministre de la Justice Yariv Levine, un politicien aussi terne que fanatique, animé par une haine brûlante et ancienne du système judiciaire du pays. Au retour de Davos, le gouverneur de la Banque centrale est allé voir le Premier ministre pour lui faire part de la réaction des élites économiques aux nouvelles qui leur parviennent de Jérusalem. Deux de ses prédécesseurs, dont Jakob Frankel, un économiste de renommée mondiale que Netanyahou lui-même est allé jadis chercher aux Etats-Unis pour lui confier la politique monétaire d’Israël, lui ont dit tout le mal qu’ils en pensaient. Près de trois cents parmi les économistes parmi les plus éminents ont signé une pétition le mettant en garde contre son coup de force contre la Haute Cour de justice. Des dirigeants d’entreprises de haute technologie, la locomotive économique d’Israël, ont fait mieux que protester, ils ont commencé à transférer sous des cieux démocratiques plus cléments leurs fonds d’investissement. Tous disent la même chose : sans démocratie, pas de high tech, pas d’économie digne d’un pays développé. Sans règles du jeu librement consenties et transparentes, pas d’investissements internationaux. Sans libertés fondamentales, nous allons prendre le chemin de la Hongrie, de la Turquie, de la Pologne, de la Russie, économies qui battent de l’aile et se vident de leurs éléments les plus brillants. Ce qui nous pend au nez, c’est la sanction des agences de notation, et, dans la foulée, celle des marchés. Paniqué, Netanyahou a réagi à sa manière. Lors d’une conférence de presse convoquée à la hâte, flanqué de son improbable ministre des Finances et, bizarrement, de son ministre des Affaires étrangère, qui ne l’est que de nom – mais sans le gouverneur de la Banque centrale, en principe le conseiller économique ès qualités du gouvernement –, il a accusé « l’opposition » de « calomnier Israël » et d’encourager son effondrement économique. Se peut-il que cet homme brillant et expérimenté ne comprenne pas ce que tentent de lui expliquer les meilleurs esprits du pays ? Assurément, il comprend. Mais, obnubilé qu’il est par son propre sort judiciaire et prisonnier désormais de la coalition hallucinée qu’il a mise sur pied pour y échapper, sa marge de manœuvre s’est réduite comme peau de chagrin. Au train où vont les choses, le « magicien » d’antan n’a plus de lapin dans son chapeau ; il est devenu lapin lui-même.
Il est difficile de prévoir le résultat de ce bas de fer, qui ne fait que commencer. D’un côté, l’opposition, en morceaux, n’est pas de taille à profiter de la situation. De l’autre, il est sans exemple qu’un changement de régime aussi brutal puisse s’accomplir contre l’ensemble des forces vives du pays et le gros de l’opinion publique, contre, aussi, l’essentiel des agences économiques mondiales auxquelles Israël est lié par mille liens. En attendant l’imprévisible dénouement, constatons que l’anarchie au-delà de la Ligne verte devait fatalement finir par gangréner la société en deçà. Nous étions nombreux à le prévoir depuis des années. Nous y sommes.