La barbarie en images GoPro : quand Israël montre les pogroms du Hamas

Frédérique Schillo
Les massacres du Hamas du 7 octobre sont le crime le plus documenté de l’Histoire. Tsahal en présente des images dans un film choc à destination d’un public averti. Et pourtant, quand certains réclament encore des preuves, d’autres crient à la manipulation.
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« Hitler aurait adoré les réseaux sociaux. C’est le plus puissant outil de marketing dont un extrémiste puisse rêver. » La sortie provocatrice de Bob Iger, le patron de Disney, en 2019, disait une vérité crue : hier comme aujourd’hui, les antisémites usent des médias les plus sophistiqués pour distiller leur venin. Mais Iger avait tort sur un point essentiel : contrairement aux extrémistes d’aujourd’hui, les nazis n’ont pas voulu laisser d’images de leur crime. Le Hamas raffole des images ; les nazis les redoutaient. Les pogromistes du 7 octobre ont filmé des centaines de vidéos, diffusées en direct sur la messagerie Telegram, certaines postées sur la page Facebook de leurs victimes pour être vues par leurs proches. « Fotografieren verboten ! », disaient au contraire les panneaux dans les camps d’extermination. La machine génocidaire opérait à l’abri des regards ; l’opération Déluge d’Al-Aqsa s’est faite dans une furie jubilatoire sous les yeux du monde entier. Le crime nazi était une destruction au carré : exterminer le peuple juif, puis effacer toute preuve de cette extermination afin d’anéantir l’histoire des Juifs. Les terroristes du Hamas ont choisi, eux, de se montrer en train de massacrer des Juifs pour inscrire à jamais leur crime dans la mémoire collective et l’histoire d’Israël. Pourtant, dans les deux cas, les révisionnistes prospèrent. Alors, Israël a-t-il raison de présenter ces images des pogroms du Hamas ?

L’utilisation des images des massacres soulève a priori un profond dégoût. D’autant que les terroristes se filment en train de donner la mort avec une jouissance perverse mêlée d’un sentiment de toute puissance. Comme ce terroriste qui appelle ses parents avec le téléphone portable de sa victime encore agonisante : « Papa, maman, j’ai les mains pleines de sang. Je viens de tuer de mes propres mains dix Juifs. Dix Juifs ! C’est moi qui les ai tués ! je vous demande de me bénir. Je suis un héros. Papa, maman, allez voir mon WhatsApp, je vous ai tout envoyé. Je suis un héros, soyez fiers ! »

L’antisémitisme à l’état chimiquement pur

Voici l’antisémitisme à l’état chimiquement pur, une haine viscérale venue du fond des âges qui croit s’ennoblir dans la barbarie la plus abjecte. Ici le crime s’appuie sur la technologie que sont le portable et surtout la petite caméra embarquée GoPro. Avec elle, le terroriste n’a plus besoin de filmer, la caméra « mains libres » filme pour lui, qu’elle soit sanglée sur le torse façon Mohamed Merah assassinant des enfants à bout touchant dans l’école juive Ozar HaTorah ou bien fixée au fusil d’assaut comme sur les vidéos de Daesh. L’esthétique de ces images GoPro, créées pour immortaliser des exploits sportifs, rappelle celle des jeux vidéo. C’est la même course à la performance, la même débauche de violence. Une pornographie morbide où le criminel jouit de se voir si grand. Mais impossible de saisir l’ampleur des massacres sans en tenir compte, au risque de relayer la propagande djihadiste.

La question de l’usage des images est aussi vieille que l’histoire de la photographie, celle des images de morts date de la guerre d’Espagne (1936-39), premier événement sanglant rapporté en temps réel. Cela fait 30 ans qu’Israël est confronté à ce dilemme. Lors de la première Intifada, les médias se sont demandé s’il fallait montrer les morts. Présenter les défunts en public est proscrit dans la tradition juive, mais écarter les victimes du regard revient à édulcorer les faits. Lors de la première grande attaque suicide le 19 octobre 1994 dans un bus près du Dizengoff Center à Tel-Aviv, où 22 civils israéliens furent tués, la télévision israélienne couvrit l’événement en direct. L’image des morts provoqua un tollé. S’ensuivit une réflexion sur l’équilibre à trouver entre l’intérêt du public à satisfaire et la dignité des victimes à respecter. Il est depuis inscrit dans les règles d’éthique journalistique en Israël.

Un cas barbare a modifié la pratique : la tuerie d’Itamar, en Cisjordanie, en mars 2011. Udi et Ruth Fogel ainsi que trois de leurs enfants, dont un bébé de trois mois, furent poignardés dans leur sommeil par des Palestiniens. Les médias israéliens refusèrent de diffuser les photos de leurs corps suppliciés, souligne Tal Morse, enseignant au département photographique du Collège académique Hadassah à Jérusalem, mais elles furent diffusées par Israël à l’étranger afin d’alerter l’opinion internationale. Le même processus s’est déroulé après les massacres du 7 octobre, à plus grande échelle. Précisément à une échelle si vaste, avec des images circulant instantanément sur les réseaux sociaux, que la question de leur contrôle par les médias traditionnels est devenue obsolète. Ce que les parents n’ont pas vu au journal de 20 heures, leurs enfants l’avaient déjà partagé sur Telegram. « Cependant, dès que le gouvernement a réalisé qu’il y avait des images, il a cherché à en protéger le public israélien, dans un mécanisme de défense », nous explique Tal Morse, « tout en les faisant circuler à l’étranger auprès d’un public avisé afin de montrer la vérité au monde entier. » La première projection s’est déroulée le 23 octobre en Israël pour des journalistes étrangers. Depuis, une dizaine de projections ont été organisées en Europe et aux États-Unis, y compris à la Maison-Blanche, par les attachés militaires en poste dans les ambassades. Tsahal a également tenu une séance à la Knesset, mais refuse de montrer le film à ses troupes pour ne pas briser leur résilience.

Le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah

Mille précautions ont été prises autour du film. Tsahal a rassemblé des images brutes provenant de centaines de sources afin d’offrir un regard multidimensionnel sur l’événement (caméras GoPro des terroristes, téléphones portables, bodycam des soldats israéliens, images des secouristes, caméras embarquées des voitures, vidéosurveillance). Le film suit la chronologie des faits sur différents lieux de cette gigantesque scène de crime : les kibboutzim autour de Gaza, Sdérot, le festival Nova près de Réïm. En tout, ce sont plus de 45 minutes d’horreur qui documentent le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah. On y voit des parents tués devant leurs enfants, des bébés massacrés, la tentative de décapitation d’un homme à coup de pelle, des corps gisant, d’autres calcinés.

Dans la 12e et dernière version du film figure la séquence de deux jeunes garçons avec leur père à Netiv HaAsara. De l’avis de tous ceux qui l’ont vu, c’est le moment le plus insoutenable. Extirpés de leur lit aux aurores, tous les trois fuient en slip dans le jardin vers un abri. Un terroriste du Hamas lance une grenade. Le père meurt, les enfants grièvement blessés se réfugient dans leur maison. Là, dans la cuisine couverte de sang, les deux frères pleurent. « Papa ! papa ! », crie le plus grand. À leur côté, le terroriste du Hamas demande de l’eau en arabe. « Je veux ma maman », réclame le petit. Il a perdu un œil et a le visage ensanglanté. Le terroriste ouvre le frigo, en sort une bouteille de Coca qu’il boit au goulot.

Les massacres sont si atroces, les victimes si déshumanisées par leurs bourreaux que ces images ne seront jamais présentées au grand public. Les projections sont organisées pour des journalistes et des représentants politiques, sur la base du volontariat, dans une salle où les portables sont bannis pour éviter les fuites, et qui reste éclairée afin que les observateurs ne glissent pas dans la posture passive d’un spectateur de cinéma, mais gardent leur lucidité de témoin. Des psychologues sont mis à leur disposition. À la Knesset, plusieurs députés sont sortis effondrés, sans pouvoir aller au bout de la projection.

Le voir pour le croire ?

Pour Mattan Harel-Fisch, chargé de monter le film, il faut continuer à le diffuser. Ancien monteur de cinéma, reconverti dans l’UX (l’expérience utilisateur) pour la high-tech, il sait la puissance politique des images. Tout le monde se souvient du 11-Septembre avec les avions s’écrasant sur les tours jumelles. Cette fois, des centaines de vidéos ont immortalisé les pogroms, ce qui dilue leur effet et « rend plus difficile de comprendre à quel point l’événement a été énorme », dit-il au Financial Times. Les réunir dans un film doit permettre de mettre fin au « débat ridicule » sur leur véracité. L’autre enjeu pour Israël est de faire comprendre au monde la barbarie qu’il affronte et ainsi légitimer sa riposte à Gaza. « Nous sommes face à un crime contre l’humanité. Le Hamas, c’est Daesh. Ce n’est pas un slogan, c’est la réalité », déclare le contre-amiral Daniel Hagari, porte-parole de Tsahal. Par son calme et la clarté de ses propos, il est devenu la personnalité publique à laquelle les Israéliens font le plus confiance. Cependant, sa méthode peut interroger. « Il faut absolument documenter les crimes », explique l’historien Emmanuel Debono, rédacteur en chef du Droit de Vivre, la revue de la Licra, en citant des projets comme la Fondation Shoah de Spielberg. Mais d’ajouter : « La pédagogie du choc ne marche pas. Ces images heurtent profondément les individus, sans convaincre celui qui ne veut pas croire. Les images, les récits ne suffisent pas. Cela ne suffit jamais. Car le doute est intrinsèque à l’antisémitisme. »

« Je n’ai pas besoin de voir pour le croire », insiste Debono. Pour certains observateurs, voir ces images maintes fois décrites est une façon de « mettre des images sur des mots ». Il s’agit aussi, en dépassant sa propre émotion, de rendre hommage aux victimes : les voir, c’est reconnaître leur souffrance et comprendre le traumatisme qui secoue la société israélienne tout entière. « Ces images sont un outil puissant pour montrer ce qu’Israël endure », abonde Morse, « mais c’est trop choquant, même pour moi qui étudie des images de morts depuis 30 ans. Si j’étais invité à la projection du film, je déclinerais. Songez plutôt que pour identifier des corps au kibboutz Beeri, il a fallu faire appel à des archéologues. Cela suffit à saisir la magnitude du choc qui s’est produit en Israël. »

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Samy
Samy
11 mois il y a

Je suis surpris de n’avoir lu nulle part, que tout ceci est une copie des plus mauvais scénarios des films d’horreur hollywoodiens. Le Hamas n’a changé qu’une chose : il s’agit de gens réels, et non d’acteurs.
Cela montre la pauvreté d’esprit du Hamas qui s’inspire de Daesh, et dont la capacité essentielle est de détourner chaque chose pour en faire sa négation. C’est l’inverse de la vie, et donc c’est le mal à l’état pur. Faire d’un hôpital, une prison par exemple.
Les médias occidentaux sont manipulés pour devenir des publicités de cette perversité. L’auto-censure et la remise en question des images reçues qui mentent sur le fond du sujet, n’est pas faite par nos médias, car ils ont peu d’intellectuels de calibre. Tout est automatisé et le voyeurisme des chaînes d’info est utilisé pour endoctriner des esprits occidentaux impréparés, car il n’y a plus d’enseignement scolaire sur ce qui constitue la vérité et la liberté.
Il s’agit d’une double manipulation : terroriser les opposants au Hamas, et faire croire que Gaza est injustement frappé, pour mobiliser les “idiots utiles” contre la réaction de défense naturelle de la société israélienne.
C’est là que réside la supériorité du Hamas par rapport à Daesh : il a analysé le fonctionnement occidental pour le retourner contre lui-même. D’où les slogans pro-Hamas stupéfiants des LGBT, alors que leurs équivalents sont éliminés à Gaza. Ou de la gauche, dont les valeurs s’opposent à celles des fascistes religieux, qu’elle encense par électoralisme bien compris.
Le paradoxe est l’arme des manipulateurs, et il est confondant de voir que nos sociétés “avancées” ne savent toujours pas former les esprits à le reconnaître. Au fond, c’est simple : les manipulateurs sont ceux qui font l’opposé de ce qu’ils dénoncent. Ils prêtent aux autres leurs propres intentions.
Le jugement de Salomon est le plus bel exemple de retournement du mensonge contre le menteur. Mais nos sociétés l’ont oublié.

Dernière modification le 11 mois il y a par Samy
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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris