Lieu de confrontation entre ONG, gouvernement et opinion publique, la Cour suprême incarne la tension entre impératifs sécuritaires et respect du droit international. Son influence pèse directement sur la conduite de la guerre comme sur l’image du pays à l’étranger. À travers des pétitions souvent portées par des ONG, se joue une question centrale : jusqu’où la plus haute juridiction du pays peut-elle contraindre le gouvernement à respecter le droit international humanitaire ?
La Cour suprême demeure un pilier de la démocratie israélienne et l’impartialité de ses décisions reste un indicateur de sa vitalité. Pour autant, l’aura de la Cour suprême n’est plus celle décrite par Joseph Kessel lorsqu’il couvrait le procès Eichmann en 1961. Aujourd’hui, elle est devenue un véritable champ de bataille où se joue une partie de la démocratie israélienne. Dans ses murs, les ONG et les avocats des droits humains affrontent l’État sur des sujets que la politique et l’opinion publique rejettent. Chaque audience devient un lieu de confrontation entre deux visions : celle d’un Israël qui cherche à imposer la raison d’État au nom de la sécurité, et celle d’activistes qui rappellent que le respect du droit international et la protection des civils sont au cœur de toute démocratie. La Cour suprême est donc à la fois critiquée pour ses limites et saluée comme l’ultime espace où cette lutte peut encore se jouer. Elle demeure un théâtre d’affrontements symboliques, observée par le monde entier, où se mesurent les contradictions profondes de la société israélienne en guerre.
Plusieurs fois par mois, les couloirs de la Cour suprême israélienne, à Jérusalem, s’activent plus que d’habitude. Le public change. Les professionnels du droit ne sont plus les seuls à arpenter les couloirs de la plus haute juridiction du pays. Des activistes, des diplomates, des représentants politiques et des journalistes s’assoient côte à côte sur les bancs de la Cour. Souvent, les spectateurs trop nombreux doivent suivre l’audience debout. Devant une salle comble, la Cour suprême est souvent appelée à juger une affaire liée à la guerre dans la bande de Gaza. Les regards du monde entier se posent alors sur cette salle habituellement vide. Des organisations non gouvernementales ont soumis une pétition demandant aux juges d’imposer au gouvernement de respecter le droit international. Depuis le début de la guerre, ces audiences se sont multipliées. Des civils israéliens appellent leur gouvernement à respecter les traités internationaux auxquels il est soumis. Ils demandent notamment l’augmentation de l’entrée d’aide humanitaire dans la bande de Gaza ou encore la fermeture de la prison illégale de Sde Teiman.
« Ces audiences donnent à Israël l’image d’une démocratie sur la scène internationale mais dès que la question de l’occupation ou du droit des Palestiniens est soulevée, la Cour ne traite pas tout le monde équitablement ».
Selon la porte-parole de l'ONG Gisha
Une bataille judiciaire autour de l’aide humanitaire à Gaza
Par exemple, durant l’été, une pétition déposée par l’ONG Gisha a été au cœur de l’attention. Elle demande qu’Israël respecte ses obligations en vertu du droit international et augmente l’entrée d’aide humanitaire dans la bande de Gaza. Spécialisée dans le droit de circulation des Palestiniens, Gisha s’est adaptée aux défis humanitaires de la guerre et traite aussi d’autres questions depuis le 7 octobre 2023. Le 18 mai dernier, aux côtés de trois autres ONG, l’organisation a saisi la plus haute instance juridique israélienne pour qu’un arrêt de la Cour suprême ordonne l’entrée régulière et permanente de l’aide humanitaire dans la bande de Gaza. Quelques jours plus tard, Benjamin Netanyahou déclarait qu’Israël autoriserait « une quantité de nourriture de base » pour « éviter une crise de la faim dans la bande de Gaza ». Son bureau précise rapidement que cette ouverture serait limitée dans le temps. Dans la foulée, le ministre des Finances et leader d l’extrême droite religieuse, Bezalel Smotrich, insiste pour que l’aide soit restreinte au « strict minimum nécessaire ». Selon Gisha et ses partenaires, une telle politique constitue une violation du droit international humanitaire : ils estiment que le blocus imposé depuis le 2 mars 2025 équivaut à l’utilisation de la famine comme arme de guerre, ce qui pourrait relever d’un « crime de guerre, voire de génocide, et représente en tout état de cause une punition collective ». Pourtant, à ce jour, aucune audience n’a eu lieu. La Cour suprême a repoussé les audiences à douze reprises, pour des raisons classifiées « secret défense ». Selon la porte-parole de Gisha, ces reports ne sont pas justifiés : « En repoussant sans cesse ces audiences, le système judiciaire permet au gouvernement de continuer sa politique dans la bande de Gaza, qui est à la source de la crise humanitaire. En un sens, la Cour coopère avec l’État ». Gisha accuse le système judiciaire de servir de façade aux actions illégales du gouvernement : « Ces audiences donnent à Israël l’image d’une démocratie sur la scène internationale mais dès que la question de l’occupation ou du droit des Palestiniens est soulevée, la Cour ne traite pas tout le monde équitablement ».
La pétition de cet été s’inscrit dans la foulée d’une précédente déposée en mars 2024 et rejetée un an plus tard. La Cour suprême avait alors repris la position de l’État selon laquelle Israël n’est pas une puissance occupante à Gaza et n’est tenu qu’à « faciliter » l’entrée de l’aide, sans obligation de la fournir. Dans une analyse juridique publiée en avril, Gisha a dénoncé une décision qui, selon elle, accorde une légitimité judiciaire aux violations du droit international et prive la population civile palestinienne de la protection à laquelle elle a droit. Néanmoins, ces pétitions ont permis certaines avancées dans la situation humanitaire dans la bande de Gaza. « Face à ces plaintes, la stratégie des avocats du gouvernement est souvent de jouer la montre et de modifier lentement la situation sur le terrain pour rendre les pétitions citoyennes obsolètes », affirme Gisha. Cela a, par exemple, été le cas en avril 2024. Durant une audience liée à la pétition de Gisha, les avocats du gouvernement ont subitement annoncé avoir changé leur politique humanitaire. Le gouvernement israélien avait décidé d’allonger les horaires d’ouverture du terminal de Kerem Shalom, permettant l’entrée de davantage d’aide humanitaire dans la bande de Gaza ainsi que de réactiver une canalisation d’eau reliant Israël à la bande côtière. Une victoire humanitaire qui souligne la manière dont le gouvernement israélien choisit parfois de modifier sa politique en plein procès, afin de désamorcer la pression judiciaire sans attendre une décision contraignante de la Cour.
Pour autant, toutes les organisations non gouvernementales ne sont pas aussi pessimistes que Gisha. « Nous sommes pleinement entendus à la Cour suprême », affirme la porte-parole d’ACRI, l’Association pour les Droits Civils en Israël. Depuis le début de la guerre, cette association milite pour l’amélioration des conditions de vie des civils dans la bande de Gaza et pour un traitement humain des prisonniers palestiniens. L’ONG met en avant ses succès contre l’État, en particulier celui qui a permis la fermeture de la prison illégale de Sde Teiman. Dans cette pétition, ACRI et quatre autres ONG dénonçaient les conditions de détention des Palestiniens incarcérés dans cette base militaire du Sud du pays, utilisée depuis octobre 2023 comme centre de tri et de détention temporaire. Ils décrivaient des conditions « inhumaines » : détenus menottés et yeux bandés des heures durant, soins médicaux inadéquats, décès inexpliqués et absence totale de supervision internationale. Les juges ont ordonné à l’État de se conformer pleinement à ses obligations légales et de cesser ces pratiques illégales. Si la décision peut sembler banale dans un État de droit où le gouvernement est toujours tenu d’agir dans le respect de la loi, elle a marqué un tournant en imposant la fermeture progressive de Sde Teiman comme centre de détention de longue durée. Les prisonniers ont été transférés vers des établissements appropriés. Cependant, la portée du jugement reste limitée : il ne traite ni de la responsabilité pénale de l’État pour les abus commis ni de la question cruciale des visites du Comité international de la Croix-Rouge, toujours interdites à ce jour. Pour autant, ACRI accepte ce verdict : « Nous pouvons critiquer des décisions de la Cour et nous sommes souvent en désaccord avec elle, mais elle fait un travail important. »
Un climat hostile aux droits humains
Les combats menés par ces ONG sont souvent opposés à l’opinion publique israélienne. La porte-parole d’ACRI explique comment des citoyens israéliens, et parfois même des ministres, tentent d’interrompre le processus judiciaire. « Lors de notre dernière audience liée à notre pétition sur la famine à Gaza, on a été mis au courant qu’il y aurait du balagan », affirme-t-elle. « Des dizaines de personnes ainsi que deux ministres du gouvernement de Benjamin Netanyahou étaient présents et hurlaient sur le juge au milieu de l’audience. L’une de ces ministres est elle-même avocate, elle sait très bien à quel jeu elle joue », ajoute-t-elle. Selon la porte-parole, ces politiciens tentent d’utiliser leur immunité parlementaire pour mettre un terme aux audiences. Face à ces pressions, cette ONG est tenue de prendre des mesures de sécurité. Certains de ses membres ont besoin de protection permanente et les activistes de Gisha subissent une pression similaire. L’organisation explique cette opposition populaire par la manière dont les pétitions sont traitées dans la société israélienne. « Les voix palestiniennes sont absentes de l’espace public et il y a beaucoup de désinformation de la part des politiciens du gouvernement sur le sujet », déplore la porte-parole du groupe. « Depuis la réforme judiciaire, en 2023, tout ce qui touche à la Cour suprême en Israël est polémique, mais si on ajoute la question des Palestiniens dans l’équation, c’est un cocktail explosif. » Pour autant, ces ONG et de nombreuses autres refusent de céder à la pression populaire. Une détermination qui trouve ses racines dans cette phrase de la porte-parole de Gisha : « Les droits de l’homme ne peuvent pas être conditionnées par l’opinion publique. »






