Regard n°1111

Le Sacré pour servir la Mémoire

Plus de deux millions de personnes visitent chaque année Auschwitz-Birkenau, mais on ne connaît pas grand-chose de leurs motivations ni de leurs expériences. La visite des camps et des centres d’extermination ne se prête guère, à la sortie, aux sondages d’opinion ou aux questionnaires d’évaluation des attentes et de la satisfaction.

La sociologie du tourisme a forgé l’expression thanato-tourisme ou tourisme des ténèbres (en anglais dark tourism) pour désigner cette branche particulière de l’industrie touristique. Cette expression désigne l’étrangeté de la pratique bien plus que la Shoah en tant que telle. Une grande partie des visiteurs sont des jeunes, Européens et Israéliens. Le but de ces visites organisées est certainement louable, mais il existe peu d’éléments permettant d’évaluer dans quelle mesure leurs objectifs éducationnels sont réellement atteints et persistent.

Dans Le Monstre de la mémoire (Éditions Actes Sud), le romancier israélien Yishaï Sarid explore, avec une géniale pertinence, les ambiguïtés et les distorsions de sens inhérentes aux visites des camps de concentration et d’extermination. Cette fiction n’est que trop réaliste et le lecteur en sort avec un sentiment de désolation et d’impuissance face au monstre. Même s’il ne saurait être question d’établir une hiérarchie de l’horreur parmi les génocides des Arméniens, des Tutsi, les champs de la mort des Khmers rouges et la Shoah, le signifiant « Auschwitz » garde un sens particulier pour de nombreux occidentaux. Aujourd’hui encore, à l’automne 2024, pour la génération des Juifs du baby-boom, ce nom mobilise leur lien viscéral avec l’histoire de leur peuple, en même temps qu’il soulève la tragique question de l’hallucinante capacité des êtres humains à verser dans le mal absolu.

Comment transmettre cette mémoire ?

Face à l’horreur incarnée, l’expression « Devoir de Mémoire » est le pilier d’un projet éducationnel, celui du « Plus jamais ! » que nous voulons transmettre et faire durer. Mais comment le perpétuer ? Comment la mémoire est-elle et sera-t-elle transmise dans l’avenir, de génération en génération ? Pour répondre à cette question, osons une comparaison : la Seconde Guerre mondiale qui nous occupe ici s’est terminée il y a presque 80 ans. Voyons comment la Première Guerre mondiale était pensée 80 ans après sa fin, en 1998. Connaissez-vous quelqu’un qui, en 1998, disait encore « les Boches » pour désigner les Allemands, et les haïssait systématiquement ? En lieu et place, nous disposions de piles d’excellents ouvrages académiques, étudiés à l’université, analysant les origines complexes et l’enchaînement des événements qui avaient conduits à l’embrasement en août 1914. Ces livres n’ont-ils pas complètement remplacé le narratif direct et héroïque des nations se dressant et des hommes qui allaient mourir « pour la patrie » ? De fait, quand avons-nous pour la dernière fois, dans une conversation normale, entendu quelqu’un utiliser le mot « patrie » ? N’était-ce pas dans les années 1950 du siècle dernier ? Malgré les millions de soldats qui se sont rués hors des tranchées sous le feu des mitrailleuses et dans les rideaux d’artillerie de Verdun, presque plus personne aujourd’hui n’adhère encore au dulce et decorum est pro patria mori ( Il est doux et honorable de mourir pour sa patrie. Expression latine tirée d’une strophe des Odes d’Horace.)

Dans ce contexte, pour combien de temps encore peut-on penser que les visiteurs d’Auschwitz saisiront plus ou moins ce que ce lieu signifie pour nous, Juifs ? N’est-il pas grand temps de chercher une autre manière de faire passer et perpétuer le message ? Même si, en bons agnostiques humanistes que nous sommes, nous n’utilisons ce mot qu’avec circonspection, n’est-il pas temps de reconnaître qu’Auschwitz, ce lieu à la fois réel et symbolique d’inhumanité, de souffrance et de mort qui défie l’entendement, est un lieu SACRÉ, que nous et nos descendants devrions craindre de profaner ? Le sens du sacré réside au plus profond de chacun d’entre nous, de chaque humain, qu’il soit religieux ou non, et précède toute tentative d’expression par les mots. Lorsqu’il se manifeste, il est de l’ordre de l’évidence et invoque le respect, la crainte, une forme d’immanence. Le sens du sacré fait partie de notre identité, que l’on soit Juif ou simplement humain, tentant de mener, comme Socrate, une « vie juste ».

Un mur de verre

Pour cette raison, je propose de bâtir autour d’Auschwitz-Birkenau un mur de verre qui, jamais plus, ne sera franchi. Ce site restera là, comme un immense point d’interrogation flottant au-dessus de nos consciences et de l’Europe, posant la question : « Comment cela a-t-il pu se produire ? » et « Comment lutter contre cette part obscure de notre nature qui a rendu cela possible ? » Le Musée Auschwitz-Birkenau, les centres d’étude de la Shoah, les fantômes des victimes assassinées et nous-mêmes, descendants des survivants, tentons désespérément d’attirer l’attention des nations sur ces deux questions. Faire exister en Europe un lieu interdit et sacré est un geste symbolique fort qui, par ce qu’il a de spirituel, de métaphysique, de religieux, est notre meilleur espoir d’accorder à ces questions une place particulière dans la conscience des générations à venir. À défaut, Auschwitz risque, dans un avenir pas si lointain, de subir le sort de la Butte du Lion de Waterloo : devenir un lieu où l’histoire est racontée et où se déroulent des manifestations folkloriques, dépouillé de toute autre signification.

Le matériel historique, conservé sous forme numérique et authentifiée[1], restera accessible. Il pourra servir de support pédagogique et offrir une expérience immersive de pèlerinage virtuel, permettant des visites encadrées qui se substitueront à l’expérience touristique actuelle.

[1] Maciej Żemojcin, un cinéaste polonais passionné par l’IA et les productions virtuelles, a entrepris de créer une réplique digitale aussi détaillée qu’authentique et infalsifiable d’Auschwitz-Birkenau.

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