Regards n°1113

Le temps des psychopathes

Selon Le Robert, la psychopathie est un déséquilibre psychique caractérisé par une déficience du contrôle des émotions et des impulsions, et l’incapacité d’adaptation au milieu menant à des conduites antisociales. Ses principales manifestations : manque total d’empathie ; irresponsabilité revendiquée, associée à un mépris des règles et des contraintes sociales ; intolérance à la frustration et désir d’obtenir tout, tout de suite ; absence de culpabilité ; tendance à blâmer autrui pour tout ce qui ne va, à revendiquer pour soi tout ce qui va.

Des gens qui répondent à ces critères, nous en connaissons tous. Comme ils sont souvent intelligents et, de prime abord, séduisants, il faut du temps pour s’apercevoir de leur condition. Pas longtemps cependant. Tôt ou tard, leur comportement les trahit. J’ai eu moi-même au cours de mon existence deux ou trois amis proches dont j’ai refusé d’admettre qu’ils étaient très atteints, jusqu’à ce que le doute ne fût plus permis : c’étaient bien des psychopathes.

Tant que cette affection reste d’ordre privé, cela ne porte pas à conséquence, sinon pour la famille et l’environnement proche. Le problème est que l’espèce pullule désormais au pouvoir et affecte la vie de centaines de millions d’individus. Je laisse de côté la question du pourquoi de l’accession de ces hommes, car il s’agit toujours d’hommes, au sommet du pouvoir. Non qu’elle ne soit pas importante, essentielle même, et certainement du ressort de l’historien et du politiste que je suis. Mais je préfère constater ici ce phénomène, qui m’a soudain frappé comme une évidence : nous vivons un temps étrange, où une internationale des psychopathes a pris le pouvoir, ou y aspire. Washington, Caracas, Bogota, Managua, Buenos-Aires de l’autre côté de l’Atlantique, Moscou, Belgrade, Bratislava, Budapest, plus un assortiment d’anciennes républiques soviétiques de ce côté-ci. Sans oublier Jérusalem, bien sûr, où « Bibi » coche toutes les cases de l’affection énumérées plus haut. L’espace me manque pour les nommer tous. Un temps qui résonne sinistrement avec un autre, huit décennies auparavant.

Le psychopathe en chef s’est installé à la Maison- Blanche, porté par une coalition d’abrutis et de profiteurs cyniques. Il est un phénomène à lui seul. Autocentré comme un nourrisson, incapable d’aligner trois phrases cohérentes comme de fixer son attention, mythomane et se souciant des faits comme d’une guigne, c’est une sorte de Père Ubu comme seul un Alfred Jarry pourrait le concevoir. À l’intérieur, à peine investi, il s’est mis à éviscérer l’État fédéral avec l’ardeur d’un enfant problématique qui démolit ses jouets. À l’extérieur, il s’est attelé à démanteler l’ordre international que ses prédécesseurs ont créé avec leurs alliés après leur victoire commune contre le totalitarisme nazi, pour tenir tête au totalitarisme moscovite. Il insulte les alliés de l’Amérique, cajole ses adversaires et s’acharne sur les institutions internationales censées tenir en respect ces derniers. Et, à l’instar de l’inoubliable scène au globe terrestre dans Le Dictateur de Charlie Chaplin, il jette son dévolu sur des terres qui ne lui appartiennent pas. Il est bien entouré pour ses travaux. Un ancien présentateur de télé à la Défense, dont le titre de gloire en la matière a été un lobby acharné en faveur de criminels de guerre condamnés en justice, un conspirationniste « antivax » à la Santé, une admiratrice de Poutine et de Bachar el-Assad à la tête de l’Agence nationale du renseignement, et j’en passe. Et, bien sûr, ses deux plus proches compères : Elon Musk et J.D. Vance. Le premier, sorte de génie détraqué, est chargé de sabrer l’administration fédérale, tout en trouvant le temps de se déchaîner contre le gouvernement britannique. Le second s’est récemment illustré à la conférence sur la sécurité de Munich en étrillant les Européens sur leurs prétendues tendances liberticides, et en refusant de rencontrer le chancelier allemand, hôte de l’événement. Tout ce beau monde invente une réalité alternative orwellienne, où le mensonge est vérité, et la vérité, mensonge.

Le seul pays démocratique où Trump et son administration sont immensément populaires, c’est Israël, où un autre membre de l’internationale des psychopathes, et non des moindres, est au pouvoir depuis des lustres. Pour Netanyahou, l’élection du républicain était, pensait-il, une aubaine. Avec Trump, il aurait enfin, pensait-il, les coudées franches, aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie. Et en effet, Netanyahou a été le premier dirigeant étranger invité à la Maison Blanche par son nouveau locataire. Son séjour a été sans nuages. Passablement sonné mais ravi, il a découvert en même temps que le monde entier le projet immobilier imaginé par son hôte pour la bande de Gaza. Le territoire vidé de ses habitants et pris en main par un promoteur qui se trouve être le président des États-Unis, qu’espérer de mieux ? Aussi bien, parti de Jérusalem pétri d’inquiétude, le voici rentré sur un petit nuage.

Mais rien n’est simple dans l’univers trumpien. Outre qu’il s’apparente à un crime de guerre massif, le « projet » présidentiel, lubie plutôt que plan d’action cohérent, n’a aucune chance de se réaliser, ne fût-ce que faute de pays d’accueil. Netanyahou le sait. Contrairement à Trump, lui a un cerveau en état de fonctionnement. Ce qu’il espérait, c’est utiliser cette idée géniale pour calmer les velléités de démission de son ministre des Finances, Bezalel Smotrich, qui menace de faire capoter la coalition si la guerre n’est pas reprise dès la fin de la première phase du cessez-le-feu. Il espérait aussi traîner en longueur autant que possible les négociations sur la libération des otages et se saisir du premier prétexte pour les couper court. Mais Trump refuse d’entrer dans ce jeu. Lui est déterminé à faire libérer les otages israéliens jusqu’au dernier. Non que le sort de ces malheureux l’intéresse particulièrement, mais la solution de ce problème passe par l’arrêt de la guerre, lequel conditionne la normalisation des relations israélo-saoudiennes. Or, cette normalisation est la clé du réaménagement du Proche-Orient selon les intérêts américains tels que Trump les conçoit.

Il se trouve que c’est aussi l’intérêt bien compris d’Israël. Hélas, ce n’est pas celui de Netanyahou, qui risque d’y perdre son gouvernement. Le pouvoir ou la vie des otages, dont chaque jour de plus passé dans les tunnels du Hamas réduit les chances de survie ? S’il était le seul à décider, il n’hésiterait pas une seconde ; ce serait le pouvoir. Heureusement, il n’est pas le seul à décider. Il y a Trump, improbable planche de salut, et il y a Steve Witkoff, son émissaire aux négociations et la seule tête froide de son administration.

Et une question me taraude : n’est-il pas extraordinaire que les familles des otages doivent lutter contre leur propre gouvernement pour obtenir la libération des leurs, et implorer, pour se faire, l’aide d’un Trump ?

Au moment où je rédige ces lignes, les quatre premiers corps d’otages morts en détention viennent d’arriver en Israël. Ils ont été enlevés au kibboutz Nir Oz, qui a perdu ce jour-là le quart de ses habitants. Parmi eux, Shira Bibas et ses deux enfants. L’image de la pietà pathétique entourée de terroristes en armes, la mère, le visage tordu de terreur, serrant dans ses bras Ariel, quatre ans, et Kfir, neuf mois, dont les têtes rouquines dépassent de ses bras, cette image a fait le tour du monde et est devenue l’un des symboles de l’horreur du 7-Octobre. Le quatrième corps est celui d’Oded Lifshitz, 83 ans au moment de son enlèvement, l’un des fondateurs du kibboutz. Oded a lutté toute sa vie pour les droits des Palestiniens et la paix. Lui et sa femme Yocheved ont souvent transporté des Gazaouis malades vers des hôpitaux israéliens. Oded a été trahi deux fois, a dit Yocheved, une fois par son gouvernement et une autre par les Palestiniens de Gaza. Est-ce que cela a changé quoi que ce soit à ses convictions, lui a-t-on demandé ? Non, rien, fut sa réponse.

Écrit par : Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël
Elie Barnavi

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Historienne spécialiste de la Shoah, directrice de recherche honoraire au CNRS et vice-présidente du Conseil supérieur des archives depuis 2019,
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