Les Juifs et la question de l’usage de la force

Laurent-David Samama
Victimes expiatoires du conflit israélo-palestinien autant que punching-balls à Amsterdam, les Juifs ont intériorisé puis déconstruit leur rapport à la force physique, au point de faire de la boxe un art juif à part entière.
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Les images font froid dans le dos… Des Juifs pourchassés et tabassés dans les rues d’Amsterdam. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Pays-Bas n’avaient connu pareil épisode de violence à caractère antisémite. À l’issue du match de coupe d’Europe de football, opposant l’Ajax Amsterdam au Maccabi Tel-Aviv jeudi 7 novembre, c’est bien un piège qui s’est refermé sur les supporters du club israélien, au point que, pour éviter le déferlement de coups, certains ont tenté de réfuter leur appartenance religieuse. Rien n’y fit… La violence s’est déchaînée, usant du contexte proche-oriental comme prétexte. Sans tarder, les vidéos des agressions ont circulé sur les réseaux sociaux, suscitant l’émoi et la stupeur des autorités locales.

Les images méritent le coup d’œil tant elles rappellent la lecture de récits anciens. La haine qui s’est déchaînée à Amsterdam avait tout d’un lynchage, et sa cible reste finalement toujours la même : les agresseurs s’en prennent à une figure essentialisée du Juif. Une victime traquée et isolée, que l’on roue de coups. Quelques heures plus tôt, dans les rues d’Amsterdam, une tension perceptible était en train de s’installer. Avant le coup d’envoi du match, tandis que les supporters du Maccabi Tel-Aviv faisaient bloc et chantaient, pour certains, des couplets anti-arabes, des manifestants propalestiniens se sont approchés des Israéliens pour en découdre. C’est finalement après le match que la situation a pris la forme d’une inquiétante chasse à l’homme. On apprendra plus tard que cette attaque avait été largement préméditée, avec une logistique soigneusement élaborée pour mener les assaillants dans le centre de la capitale hollandaise, tout en détournant l’attention des forces de l’ordre étonnamment passives. L’attaque révèle, au-delà des dérives bien réelles du milieu du football, la progression inexorable de la violence antisémite sur le continent européen. Si plusieurs élus d’extrême gauche n’ont pas, comme à l’accoutumée, dénoncé l’évidence, la plupart des partis et des observateurs ont identifié ces actes pour ce qu’ils étaient réellement : un pogrom imaginé à l’heure de WhatsApp et de TikTok.

Entre interdit religieux et groupes d’autodéfense

Longtemps, les images d’Amsterdam resteront ancrées dans les esprits. Avec elles resurgissent des débats pluriséculaires, interrogeant l’attitude des populations juives sujettes à ces flambées récurrentes de violence. Doivent-elles faire le dos rond ? Doivent-elles au contraire prendre le parti de l’autodéfense en reprenant le contrôle des corps et en les transformant en boucliers ? À l’heure de la flambée des actes anti-Juifs, la question épineuse de l’usage collectif de la force se pose à nouveau. Au début du siècle dernier, fatigués d’être ciblés par des attaques de plus en plus violentes, les militants du Bund (l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie) tranchèrent momentanément le débat. « Des séances d’entraînement militaire et paramilitaire se tinrent dans des lieux sûrs », écrit l’historien Henri Minczeles dans son Histoire générale du Bund (Éditions L’Échappée). « Ces escouades, appelées BO (Boevie Otriady) furent divisées en dizaines. Lorsque l’on pressentait un pogrom, les groupes étaient contactés et se rassemblaient, prêts à riposter. Il en fut ainsi à Vilna, Varsovie, Rostov, Minsk, Gomel et Dvinsk. Composés de jeunes ouvriers, charpentiers, serruriers, bouchers et d’autres corporations, les groupes d’autodéfense luttèrent aussi contre la police et, à diverses reprises, délivrèrent leurs camarades arrêtés. Dans certaines villes, le Bund devint le principal promoteur et l’organisateur général de l’autodéfense. Dans une large mesure, il fut l’initiateur d’une forme nouvelle de la guérilla urbaine et inspira la Haganah dans ses escarmouches en Palestine. » Se produit alors une chose largement inconcevable : parfois, le rapport de force s’inverse. « À la fin de l’été 1903, à Gomel, les Boevie Otriady se heurtèrent aux pogromistes et leur infligèrent une sérieuse raclée. Cet évènement fut salué avec étonnement et avec gratitude par les communautés. Dans l’importante cité ouvrière de Dvinsk, Mendel Daytsh, spécialiste des combats de rues, repoussa victorieusement les émeutiers. Lorsque, après avoir attaqué un officier de police au cours d’une action, il fut arrêté puis condamné à mort – la sentence fut ultérieurement commuée en travaux forcés –, le rabbin de Dvinsk se solidarisa avec les socialistes juifs et, pour marquer son accord, proclama un jour de jeûne avec lecture des Psaumes », raconte Minczeles. Autant de faits documentés qui contredisent l’idée longtemps entretenue d’une passivité juive face à un antisémitisme virulent.

Demeure pourtant un interdit majeur, de nature religieuse. Sur le forum de Torah Box, ce site Internet diffusant à grande échelle un judaïsme orthodoxe et ses principes traditionnels, un Juif religieux pose la question suivante : « Je voudrais savoir si le sport de combat de boxe est permis pour un Juif ? ». La réponse est catégorique : « Pour un Juif, c’est absolument interdit. » Une réponse principalement motivée par le fait de « ne pas mettre sa vie en danger et risquer des blessures » et les risques longuement exposés du « knockout ». À ce principe général, le rabbin Gabriel Dayan ajoute un complément de réponse plutôt vertigineux, motivé par l’Histoire juive : « La meilleure défense que nous possédons est l’étude de la Torah et l’accomplissement, scrupuleux, des Mitzvot. Toute autre pratique s’est avérée, à maintes reprises, inutile et inefficace. L’accomplissement des Mitzvot est aussi le meilleur moyen d’éviter d’attirer sur nous les ennuis. Mais il va sans dire qu’en période guerre ou d’attentats, certaines mesures peuvent être prises d’un commun accord avec les autorités rabbiniques. » En somme, il serait vain de se fixer comme objectif de se défendre : l’étroitesse numérique de la communauté juive serait dissuasive. Sans parler de l’adversité constante à laquelle elle fait face, qui serait tellement immense que toute tentative de réaction aboutirait à un échec.

Boxer contre les clichés

De Max Baer à Victor Young Perez en passant plus près de nous par Fabrice Benichou, cela n’a pas empêché de nombreux Juifs de pratiquer le noble art, autant pour transcender leur appartenance religieuse que pour incarner, d’une certaine manière, l’objectif sioniste de judaïsme du muscle. Dans une vidéo mise en ligne par Akadem, l’historien Tal Bruttmann voit dans la boxe « le premier exemple de la manière dont les Juifs vont utiliser le sport pour essayer de s’extraire de la discrimination, de l’antisémitisme et du rejet social. À la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre, l’un des premiers grands champions de l’histoire de la boxe britannique s’appelait Daniel Mendoza. Juif anglais issu d’une famille marrane qui a immigré à travers les Pays-Bas jusqu’en Angleterre au fil des mouvements qui marquent les pérégrinations des populations juives, Daniel Mendoza sera plusieurs fois champions d’Angleterre et va introduire l’art de l’esquive à l’époque où la boxe est encore souvent considérée comme un simple pugilat. Il en fait un sport beaucoup plus scientifique ». L’idée d’un Juif qui non seulement se défend mais fait sienne l’idée de combat se répand au XXe siècle. « Dans l’entre-deux-guerres, on compte 27 champions du monde de boxe qui sont d’origine juive », poursuit Tal Bruttmann. « Pour l’immense majorité, il s’agit de boxeurs américains. La raison en est simple et vient contredire tout ce qui a été théorisé par l’antisémitisme qui voudrait que le Juif soit un homme faible : la boxe est un des sports qui permet l’élévation pour des populations qui sont soumises aux discriminations, qu’il s’agisse des Juifs, des Italiens, des Irlandais ou des populations noires. »

Imprégnés d’idéal sioniste, les Juifs anglais, allemands ou hongrois suivront la même voie en créant de nombreux clubs sportifs, des cercles promouvant la culture physique ainsi que de nombreux mouvements de jeunesse bâtis autour du principe d’esprit sain dans un corps sain. Le même objectif fut accueilli nettement plus froidement en France. À l’inverse des catholiques et des protestants, les israélites manifestèrent initialement un fort désintérêt pour la question sportive (tout comme pour son corollaire, l’autodéfense), s’en remettant à la République pour leur soutien et leur protection. Il est probable que les théories racistes en vogue à l’époque aient eu une influence significative, au point d’être parfois intériorisées. Persuadés d’une forme d’infériorité physique, les Juifs de France se seraient conformés aux attentes d’une société les cantonnant à certains rôles immuables, se sentant légitimes dans la sphère intellectuelle, mais inaptes dès lorsqu’il s’agissait de force physique. Pour inverser la tendance, il faudra attendre, d’une part, l’intérêt manifeste de grandes familles (Rothschild, Stern) participant volontiers à des courses automobiles ou de chevaux, et même aux Jeux Olympiques de 1908 (l’escrimeur Jean Stern) et, d’autre part, la survenue de la Première Guerre mondiale, envoyant au front une génération entière de jeunes Juifs. Dès lors, croyants comme non-croyants réenvisagent la notion de corporéité. Un tournant s’opère : on célèbre volontiers les valeurs morales du guerrier. Des mouvements de jeunesse se créent, dont les Éclaireurs israélites. Dans les années 1930, comme si on pressentait la destruction à venir, on se met tardivement à préparer et à fortifier les corps pour résister. Résister sans naïveté, voilà qui pourrait aujourd’hui faire office de ligne de conduite pour les temps à venir.

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