Le mardi 5 décembre 2023, trois présidentes d’universités prestigieuses sont auditionnées par une commission de la Chambre des Représentants des États-Unis. Il s’agit en particulier de répondre aux questions relatives à une flambée d’antisémitisme sur les campus après les massacres atroces du 7 octobre et la réaction israélienne très coûteuse en vies humaines qui a suivi. La représentante la plus active et agressive dans la discussion est Elise Stefanik, ancienne conservatrice mainstream (c’est-à-dire « modérée ») du Parti républicain, qui a embrassé le trumpisme et est devenue une égérie de MAGA (Make America Great Again).
Elise Stefanik demande d’abord si les slogans propalestiniens habituels, omniprésents sur les campus, pourraient relever du discours de haine. L’appel à l’Intifada ou le slogan « From the river to the sea » constitueraient-ils une violation des règles de l’université ? Il est vrai que le second slogan peut paraître particulièrement perturbant après le terrible pogrom du 7 octobre. Mais les présidentes répondent que de telles expressions, aussi choquantes soient-elles, relèvent de la liberté d’expression, que l’on sait largement protégée par le droit constitutionnel américain. C’est alors que le piège se referme sur elles. Stefanik demande à Claudine Gay, présidente de Harvard : « Est-ce que le fait d’appeler au génocide des Juifs viole les règles en vigueur dans votre université ? » Pourquoi un piège ? Parce que, selon
Michael Roth, président de la Wesleyan University, « personne, à [sa] connaissance, protestant au nom de la cause palestinienne dans les universités, n’a appelé au génocide – bien que nombreux soient ceux qui accusent Israël de tactique militaire génocidaire »[1].
Empêtrées dans leur argumentation
C’est à ce moment que la présidente de Harvard, suivie par ses homologues de l’Université de Pennsylvanie et du Massachusetts Institute of Technology (MIT), s’emmêle les pinceaux. Stefanik demande si un appel au génocide des Juifs serait contraire aux règles de Harvard, et Claudine Gay répond : « Cela dépend du contexte. » « Qu’entendez-vous par “contexte” ? », demande Stefanik. « Le fait qu’un individu soit visé », répond la présidente de Harvard. On notera l’absurdité de la réponse : le génocide est par définition un meurtre collectif, puisque l’inventeur de la notion, Raphaël Lemkin, l’a précisément créée pour spécifier la volonté d’éradiquer et d’effacer de la terre les membres d’un groupe humain déterminé, ainsi que la mise en œuvre d’un tel « programme ». La réponse d’Elisabeth Magill, présidente de l’Université de Pennsylvanie, semble encore plus inconcevable : « Si l’expression se transforme en action, elle peut équivaloir à du harcèlement. » Stefanik réagit : « L’“action”, cela signifie-t-il commettre l’acte de génocide ? » Magill s’est remarquablement empêtrée dans son argumentation. Les intéressées auraient pu répondre – à tort ou à raison –, à l’instar de Michael Roth, que le lien fait rapidement par Elise Stefanik entre les appels à l’Intifada ou à l’établissement d’une Palestine arabe de la Méditerranée au Jourdain, aussi choquants fussent-ils, n’équivalaient pas à un appel au génocide. Or durant l’audition, les trois présidentes étaient entourées de conseillers juridiques. Elles auraient pu en choisir de plus compétents.
Pour saisir le sens de cette mystérieuse séance, il faut revenir un moment sur le statut de la liberté d’expression tel qu’établi par la Constitution des États-Unis et l’interprétation qu’en donne la Cour suprême depuis des décennies. On sait que le champ du discours protégé est plus large aux États-Unis qu’en Europe. L’idée fondamentale est la suivante : l’État ne doit pas pouvoir intervenir (ou seulement de manière exceptionnelle) dans le domaine de l’expression de la pensée. Il doit éviter de censurer un discours à cause de son contenu blessant pour une partie de la population. Certes, il y a des limites, mais la Cour suprême s’efforce autant que possible de ne pas se prononcer sur le contenu de l’expression. Le fondement philosophique d’une telle position doit être trouvé dans l’ouvrage fondateur du libéralisme moderne, On liberty, de John Stuart Mill (1859). Ce dernier trace les limites de la liberté d’expression comme suit : J’ai parfaitement le droit, dit-il, d’écrire dans un journal que les vendeurs de blé, qui le stockent pour faire monter artificiellement les prix, sont des « affameurs du peuple ». Le propos est sévère : que ne ferait-on contre un individu qui nous priverait délibérément, nous et nos enfants, de nourriture abordable ? Pourtant, dit Mill, écrire un tel article doit être permis pour garantir une liberté d’expression « vigoureuse », sans laquelle régnerait un conformisme prudent.
Mais supposez, ajoute Mill, que je veuille prononcer mot à mot (ce n’est donc pas une question de contenu) les mêmes phrases sur les affameurs du peuple devant la maison d’un vendeur de blé en présence d’une foule excitée : ce ne serait plus permis parce que le passage à l’acte serait alors quasi inévitable, avec les conséquences violentes que l’on imagine. C’est la célèbre distinction entre l’advocacy (la défense intellectuelle) d’une part, l’incitement (l’incitation) à un acte illégal, imminent et probable d’autre part. La Cour suprême a adopté une telle position en 1969 et a maintenu cette jurisprudence jusqu’à aujourd’hui. On comprend donc (sans la justifier, bien sûr) la logique de la position prise par les présidentes d’universités lors de leur audition devant le Congrès, chaperonnées par leurs juristes : dans la mesure du possible, la censure d’un discours, surtout s’il est de nature « politique », doit ne pas être une affaire de contenu, mais de contexte. Dans l’exemple de Mill, le contexte d’un article de journal n’est pas le même que celui d’une foule prête à en venir aux mains.
On peut avoir des opinions diverses sur une telle philosophie de la liberté d’expression, et ce n’est pas le lieu ici d’en discuter. En 1977, la Cour suprême a permis à des membres du Parti national-socialiste d’Amérique de manifester en uniforme dans le petit village de Skokie près de Chicago (ils ont finalement renoncé). De nombreux Juifs, dont des rescapés de la Shoah, habitaient ce village. S’il y avait eu la moindre menace d’agression ou de harcèlement, la manifestation aurait été interdite. Mais en dehors de ces cas – ce contexte particulier – les nazis avaient le droit de manifester. Ce serait impensable – et on le comprend – en Europe. De même, en 1998, des membres du Ku Klux Klan ont loué une prairie, fait brûler une immense croix et tenu des « discours » empreints d’un racisme totalement décomplexé à l’égard des Noirs. La Cour suprême a finalement affirmé en 2003 que cette expression était protégée. Elle ne l’aurait pas été si des racistes avaient planté une croix en feu dans le jardin d’une famille noire venue habiter dans un quartier majoritairement blanc, pour l’intimider : question, encore une fois, de contexte.
Incohérence et hypocrisie
Certains libertariens américains vont même jusqu’à soutenir que, hors contexte de harcèlement ou de violence imminente, un appel au génocide serait protégé par la liberté d’expression garantie par le premier amendement de la Constitution. Mais une telle position, si choquante pour nos oreilles d’Européens, devrait au moins être adoptée avec cohérence. Et c’est ici que le bât blesse. Les trois présidentes ont affirmé une position très « millienne ». Ou, plus simplement, elles ont récité la jurisprudence de la Cour suprême. Peut-être un appel au génocide des Juifs, hors contexte de menaces concrètes, serait-il protégé par cette dernière. On l’ignore, et de toute façon cette expression n’a pas été utilisée littéralement sur les campus – ce qui ne diminue en rien la gravité des divers incidents antisémites qui ont émaillé la vie des universités américaines depuis l’innommable massacre de civils israéliens le 7 octobre. Mais le scandale, l’hypocrisie flagrante, le double standard le plus insupportable résident dans le fait que la plupart des campus américains (dont Harvard est un bon exemple) ont promulgué des speech codes, souvent très attentatoires à la liberté d’expression, même en dehors de tout contexte de harcèlement ou d’attaques personnelles. Certes, un étudiant ou un enseignant ne pourra jamais être assigné en justice au cas où il violerait ces règles en tenant des propos « hétérodoxes », mais il risquera peut-être l’exclusion ou le licenciement s’il tient des propos dépréciateurs à l’égard des femmes, des Noirs, des musulmans, des homosexuels, des transgenres, etc. Les trois présidentes le savaient mais, interrogées sur un appel hypothétique au génocide des Juifs, elles se sont réfugiées derrière le « contexte ». Lamentable.