09/02/2023
Regards n°1092

L’Humeur – En hommage au capitaine Anatoliy Shapiro

La propagande poutinienne ne se lasse pas de répéter l’apport décisif des Soviétiques dans la victoire contre le nazisme. Grâce leur soit rendu malgré, il est vrai, le pacte germanique-soviétique. Ce sont bien des soldats soviétiques qui « libérèrent » Auschwitz-Birkenau. Reste que ce fut une unité majoritairement composée de soldats ukrainiens qui pénétra le 27 janvier dans le centre de mise à mort. C’est un tankiste ukrainien, Igor Pobirchenko, qui franchit en premier les portes du camp. Mieux encore, c’est un major juif ukrainien, Anatoliy Pavlovych Shapiro qui commandait le bataillon. Parenthèse : antisémitisme soviétique oblige, ce militaire multimédaillé émigra aux Etats-Unis dès la chute du communisme.

Pour ceux qui ne le sauraient pas, Auschwitz fut découvert fortuitement. Les soldats soviétiques découvrirent sur place environ 600 cadavres ainsi que 7.000 déportés à bout de force ou mourants. Primo Levi décrit la situation : « Nous nous trouvions dans un monde de morts et de larves. Autour de nous et en nous, toute trace de civilisation, si minime soit-elle, avait disparu. L’œuvre de transformation des humains en simples animaux initiée par les Allemands triomphants avait été accomplie par les Allemands vaincus ». C’est que quelques jours plus tôt, les 60.000 détenus plus ou moins valides avaient été forcés de quitter le camp à pied vers des camps du Reich allemand. Près de la moitié d’entre eux y laisseront leur vie au cours de ces interminables marches, qualifiées à juste titre « de la mort ».

Les militaires soviétiques, comme d’ailleurs britanniques et américains, ignoraient la nature réelle des camps qu’ils libérèrent au hasard de leurs opérations militaires. On ne le sait que trop, le sort des Juifs n’était pas plus un objectif stratégique pour les armées alliées que la résistance. Dans un premier temps les Soviétiques ne comprirent pas l’importance de leur prise. A lire l’historien et ancien combattant de l’Armée rouge Mikhaïl Semiriaga, « Moscou ne se hâte guère de faire découvrir au monde sa terrible découverte. Comme si ce n’était qu’une péripétie de l’histoire de ce qu’on appelle encore la grande guerre patriotique. (…) Le discours officiel dénonce la barbarie nazie, mais ne voit dans ces victimes que des antifascistes de nationalités différentes. Pas un mot sur le fait que 90% des morts d’Auschwitz étaient juifs. Staline était lui-même antisémite. Je ne crois pas que le fait qu’Hitler anéantisse des Juifs l’ait beaucoup attristé. (…) Il a d’ailleurs fait fusiller tous les membres du comité juif antifasciste, en 1947, après la guerre ».

Il fallut plus d’une semaine avant que les Soviétiques ne s’approprient pleinement, propagande oblige, la libération d’Auschwitz. Des prises de vue furent ainsi tournées le 7 février 1945, soit dix jours après l’entrée de l’Armée rouge. Dans ce premier témoignage de l’horreur nazie, il fut demandé aux survivants qui avaient déjà reçu les premiers soins de remettre leurs tenues carcérales. Ces rushs nous restituent des images de détenus apathiques et squelettiques derrière des barbelés et d’enfants soulevant la manche de leur paletot pour montrer leur bras tatoué. Reste que ces premiers rushs ne rencontrèrent pas les attentes de la propagande soviétique par manque d’effets héroïques. S’en suivit la décision de produire un second documentaire plus élaboré qui sera réalisé quelques mois plus tard, forcément en l’absence de neige. L’idée était de donner une vision valorisante de l’Armée rouge. Dans ce film de propagande dont des extraits ont été une fois encore diffusés par les télévisions du monde entier, dont la RTBF dans son dernier reportage consacré aux commémorations du 27 janvier dernier, l’état lamentable des détenus n’apparaît guère et pour cause. Réduits à devoir reconstituer l’événement en l’absence des survivants, les opérateurs soviétiques durent faire appel à des figurants à l’occurrence des habitantes polonaises de la région plutôt grassouillettes. À propos de ce reportage tronqué, Gérard Lefort évoqua, en 1995 dans Libération deux vertiges : « Premier vertige : il s’agissait d’une reconstitution. En effet, pour les besoins de la propagande, il fallait que les vaillants troufions soient accueillis comme on accueille d’ordinaire les libérateurs dans les publicités pour la guerre : avec force accolades, sourires et bouquets de fleurs. Mais parce que, évidemment, ils ne tenaient pas debout et n’avaient plus la force musculaire d’extérioriser quoi que ce soit, les survivants d’Auschwitz furent remplacés par des figurants réquisitionnés dans la population polonaise environnant le camp. Il a donc fallu qu’ait lieu l’impensable : l’ébauche d’un casting (certains « acteurs » furent-ils récusés parce que trop gras ?), le choix esthétique de filmer avec trois caméras, donc le choix de faire des plans (panoramiques, moyens, rapprochés) et, finalement, l’idée d’organiser un minimum de mise en scène : l’ont-ils refaite, et combien de fois, cette scène où l’on voit les portes d’Auschwitz s’ouvrir aux soldats soviétiques ? »

En Russie, rien n’a véritablement changé si l’on songe que Poutine a recours à des figurants lors de ses apparitions publiques. Par crainte d’être assassiné ? Peut-être ? Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’en septembre 2006, le président ukrainien Viktor Iouchtchenko décerna au capitaine Anatoliy Shapiro, décédé une année plus tôt aux États-Unis, le titre de Héros de l’Ukraine.

Écrit par : Joel Kotek
Politologue et historien
joel kotek

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