L’impact du 7 octobre sur l’opinion française

Laurent-David Samama
Tournant majeur dans l’histoire du conflit israélo-palestinien, le 7 octobre a également durablement marqué l’opinion européenne. En France, de nouvelles données exposées par l’IFOP (Le regard des Français sur le conflit israélo-palestinien et ses conséquences sur la France*) et la Fondation Jean-Jaurès viennent mesurer son influence.
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Stupeur et tremblement. Le 7 octobre au matin, lorsque, effaré par les nouvelles qu’il reçoit d’Israël, Yonathan Arfi entreprend d’agir en sa qualité de président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), ce dernier s’empresse de téléphoner au cabinet du ministre de l’Intérieur pour savoir si on y prend bien la mesure de l’attaque terroriste en cours et de son influence probable sur le sol français. « Cela dit quelque chose de la condition juive en France, de notre ressenti, commente Arfi. Il y avait ce besoin de savoir si l’ampleur de l’événement avait été prise en compte, et d’alerter immédiatement sur notre besoin de sécurité ici. C’est assez tragique quand on y pense : on a intégré de longue date – il s’agit bien sûr d’un atavisme profond qui ne date pas du 7 octobre… – que lorsqu’il y a des tensions au Proche-Orient, on doit vite protéger les Juifs en France. » Un sentiment partagé par l’ensemble des responsables d’une communauté inquiète, en quête d’une parole étatique forte. Groggys, les Juifs de France le sont incontestablement depuis le pogrom et la spirale belliqueuse qui s’en est suivie. Depuis des mois, de nombreux articles et reportages racontent cette inquiétude permanente, ce virage intime vécu au sein de la communauté, toutes tendances confondues. Il n’en demeure pas moins que le choc du 7 octobre s’est propagé bien au-delà des cercles israélites, tant par la diffusion d’images à chaud, les méthodes de propagande du Hamas, le douloureux témoignage des survivants et des familles des otages que par les nouvelles qui nous viennent jour après jour de la bande de Gaza. « Les chiffres à notre disposition montrent que l’évènement a profondément marqué l’opinion », analyse l’essayiste Jérôme Fourquet, également directeur à l’IFOP. « Quand on interroge les Français en fin d’année 2023 pour leur demander quels ont été les événements majeurs de l’année écoulée, le 7 octobre se place en troisième position après la hausse des prix et la guerre en Ukraine. Et devant la réforme sur la retraite ! » Un tournant dans l’histoire du conflit israélo-palestinien, que la multiplication des attentats et l’habitude de nos sociétés à encaisser de profondes secousses (le 11 septembre, les conflits armés, la survenue du Covid et les crises sociales à répétition) n’a pas empêché d’identifier comme tel…

« L’échelle de Richter du ressenti »

Au lendemain des attaques du 7 octobre, la machine à polémique s’est mise en branle. Comment qualifier l’évènement ? Si les élus de la France insoumise et quelques leaders de la gauche radicale se sont distingués en évitant à tout prix de qualifier les actes du Hamas de « terroristes », les enquêtes d’opinion conduites entre octobre et janvier confirment que le qualificatif prévaut parmi les Français. Selon les données récoltées par l’IFOP, pour 42 % des personnes interrogées, il s’agit d’un « acte terroriste », pour 32 % d’un « crime contre l’humanité », une perception qualifiée de « massive » par Jérôme Fourquet. Ce dernier poursuit : « Ces chiffres sont à mettre en miroir des 4 % de personnes qui qualifient cela d’acte de résistance. Cela monte à 9 % au sein de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon et à 25 % dans le sous-échantillon qui se qualifie de confession musulmane. Ainsi donc, même dans la population de confession musulmane, la vision majoritaire est celle d’actes terroristes ou de crimes contre l’humanité. » Conséquence logique, l’objectif d’éliminer le Hamas, qui est celui martelé par le gouvernement israélien depuis le début de la crise, semble être partagé par deux tiers des Français, avec un bémol cependant tenant à l’émotion suscitée par l’ampleur des destructions à Gaza.

Voilà donc pour le contexte géopolitique et la perception globale dans l’opinion. Mais on le sait, loin de Tel-Aviv et de Rafah, le 7 octobre a des répercussions locales. Jérôme Fourquet indique à ce titre que deux tiers des Français estiment que de tels actes pourraient à l’avenir se dérouler en France. « On notera que l’assassinat de Dominique Bernard, professeur de Lettres, a eu lieu quelques jours après et on constate un effet de porosité que l’on avait déjà perçu en 2015 et 2016. Il y a alors un effet de résonance entre ce qu’il se passe « là-bas » et ce qui peut se passer « chez nous », comme une réactivation. Face à ce risque de perpétration d’actes terroristes, une majorité prône l’interdiction des manifestations de soutien à la cause palestinienne quand les autorités estiment que celles-ci pourraient engendrer des troubles à l’ordre public. » Politiquement aussi, la séquence a eu un certain impact.

"41 citoyens français ont péri dans cette attaque – sans être ciblés spécifiquement, car français – mais dans l’opinion, le choc a été moindre que lors de l’attentat de Karachi en 2002 (citoyens français explicitement visés) et le bilan était alors de onze morts. En termes d’échelle de Richter du ressenti, l’émotion n’a pas été la même."

« Tous les partis, toutes les formations ne sont pas sorties indemnes de cette séquence. LFI et Les Écologistes ont ainsi vu leur image entachée auprès d’une partie de la population », détaille Fourquet dans le cadre d’un séminaire sur le 7 octobre et ses répercussions, organisé par la Fondation Jean-Jaurès. « Ce drame illustre de manière implicite le statut “à part’’ qu’une partie de l’opinion confère à la population de confession ou de culture juive. D’abord, on a un fait objectif : 41 citoyens français ont péri dans cette attaque – sans être ciblés spécifiquement, car français – mais dans l’opinion, le choc a été moindre que lors de l’attentat de Karachi en 2002 (citoyens français explicitement visés) et le bilan était alors de onze morts. Ici, on parle de 41 victimes. En termes d’échelle de Richter du ressenti, l’émotion n’a pas été la même. On peut l’expliquer ainsi : en ligne de fond, on a l’idée qu’ils étaient certes Français mais aussi binationaux. Cette question-là progresse dans l’opinion. » Une double identité perçue avec suspicion et reliée par les analystes de l’IFOP et autres observateurs avisés de la vie politique à d’autres propos du même acabit, ceux de Raymond Barre en 1980 lors de l’attentat de la rue Copernic. Le Premier ministre de l’époque parlait alors d’un « attentat odieux qui voulait frapper des Israélites qui se rendaient à la synagogue et a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic ». À en croire Fourquet : « Cet imaginaire aurait été réactivé avec les reportages ou les témoignages sur ces Français binationaux qui, vingt-quatre ou quarante-huit heures après le 7 octobre, ont pris le premier avion pour Israël afin de se réengager dans Tsahal. »

Sympathie, antipathie et bloc central équidistant

Comment mesurer l’inquiétude ? Sans indicateur fiable à 100 %, il existe au sein de la communauté juive française un thermomètre de l’inquiétude : les chiffres de l’alyah, autrement dit du départ des Juifs décidant d’aller vivre en Israël. « Traditionnellement, le chiffre annuel moyen est compris entre 1500 et 2000 depuis 1967 », indique Yonathan Arfi. « Ce chiffre est monté très largement entre 2012 et 2016 (jusqu’à près de 8000) au moment des attentats de Toulouse et de Montauban, puis de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, parce qu’il y avait dans la communauté juive un fort sentiment d’insécurité doublé d’un sentiment de solitude. Ce n’est qu’après les attentats du Bataclan que s’est installée l’impression que la société française avait enfin pris la mesure de la menace islamiste et de la résurgence de l’antisémitisme. Le chiffre était redescendu à un niveau historiquement bas en 2023, mais après le 7 octobre les demandes d’ouverture de dossier ont explosé ! Elles ont été multipliées par 5, on parle de centaines de familles qui, du jour au lendemain, ont envisagé de quitter la France ». Et Arfi de conclure : « Entreprendre une telle démarche administrative signifie que l’on a perdu la capacité de se projeter dans la société française. » Une fois de plus, des chiffres viennent appuyer les faits, et les éclairer sous un jour nouveau. Dans le ressenti global, les sondeurs observent ainsi une évolution palpable.

"Sur les réseaux sociaux, on voit des franges militantes très actives, mais il ne faut pas oublier que le gros corps de la société française est très à distance de cela."

« Autant l’émotion a été immense juste après le 7 octobre, autant on observe un déplacement du centre de gravité de la société française par la suite. Avec le temps, l’opinion tend à revenir à sa position traditionnelle sur le sujet, adoptant une posture d’équidistance, voire une forme d’indifférence face au conflit israélo-palestinien », commente Jérôme Fourquet. « Bien sûr, sur les réseaux sociaux, on voit des franges militantes très actives, mais il ne faut pas oublier que le gros corps de la société française est très à distance de cela. Si on est pessimiste, on dit qu’ils s’en fichent. Si on est un peu plus optimiste, on analyse cela comme une manière de se mettre à distance d’une certaine forme de fatalité géopolitique et historique… » Et Fourquet de poursuivre : « Quand, dans nos enquêtes, nous demandons aux Français s’ils éprouvent de la sympathie ou de l’antipathie pour le peuple israélien, 36 % déclarent éprouver de la sympathie, 12 % de l’antipathie et 52 % ni l’une, ni l’autre. Quand on fait le même exercice pour le peuple palestinien, 32 % de sympathie (donc
4 points de moins, ce qui n’est pas énorme), 15 % d’antipathie (3 points de plus mais on est à peu près dans les mêmes épures) et 53 % ni sympathie, ni antipathie. L’opinion est diverse mais le corps central est à équidistance. Historiquement, cette position médiane s’observe depuis la guerre des Six-Jours et l’occupation des territoires palestiniens par Tsahal. Auparavant, les enquêtes montraient un biais positif à l’égard du peuple israélien. 
»

Malgré cela, il est indéniable que des sensibilités bien différentes s’expriment. Une analyse des données selon l’appartenance politique révèle des écarts significatifs : on note ainsi + 44 % de sympathie envers le peuple israélien parmi l’électorat d’Emmanuel Macron, + 25 % chez Marine Le Pen et seulement + 10 % dans l’électorat de Jean-Luc Mélenchon. En revanche, la sympathie exprimée envers le peuple palestinien s’élève à + 37 % dans l’électorat de Mélenchon, + 23 % dans l’électorat de Macron et + 1 % dans l’électorat de Le Pen. Des données qui confirment ce que l’on pressentait : derrière un bloc central qui s’abstient de prendre position existent de très fortes divergences. D’énièmes preuves – s’il en fallait – de l’archipélisation et de la balkanisation de nos sociétés.

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