Les Juifs ont-ils toujours été drôles ? Pendant la plus grande partie de leur histoire, ils ont eu la réputation, du moins auprès de leurs voisins Gentils, d’être de moroses rabat-joie. Heureusement, nous avons tiré de nombreux enseignements de nos juges, maîtres du calembour, du bûcher improvisé et de la conversion forcée. Mais le temps a passé, et si certains persistent à nous trouver lugubres, ils doivent nous reconnaître un talent certain pour le second degré détaché, étant donné le recul dont il nous faut faire preuve pour affronter une adversité souvent accablante.
En 1978, le magazine Time recensa que 80 % des humoristes américains étaient juifs. Que pouvons-nous en déduire ? Soit que les Juifs sont devenus rigolos, soit qu’ils l’ont toujours été mais personne ne l’avait remarqué. De nombreuses théories tentent d’expliquer l’humour juif, la plupart ayant été élaborées par… des Juifs, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Saul Bellow, prix Nobel de littérature en 1976, fils de contrebandier d’alcool d’origine russe, canalisant son Kierkegaard intérieur, pensait que l’humour juif combinait « le rire et le tremblement ». Sigmund Freud considérait qu’il constituait un mécanisme de défense, une forme d’agression sublimée qui permet aux victimes de persécutions de faire face à leur situation en toute sécurité. Ce que Mel Brooks traduisit par : « S’ils rient, comment pourraient-ils nous matraquer à mort ? ».
Dans Jewish Comedy : A Serious History, Jeremy Dauber, professeur à l’université Columbia, parcourt plus de 2.000 ans de documents sans jamais s’arrêter à une théorie unique. Il établit une taxonomie détaillée de l’humour juif : sept catégories couvrant tout, du Livre d’Esther à Curb Your Enthusiasm (la série hilarante de Larry David), consacrant un chapitre à chaque catégorie : humour sur l’antisémitisme, humour satirique, jeux de mots sophistiqués, humour théologique ou philosophique, et un sous-genre très vaguement défini : la comédie du déguisement, qui rassemble à sa façon toutes les œuvres de Kafka, de Proust, des Marx Brothers et de Jerry Seinfeld.
Les récits de Kafka traduisent « des distorsions monstrueusement incomprises qui apparaissent d’une manière si horrible que l’on ne peut que rire » ; idée qui rejoint l’observation sournoise de Freud, « Je ne sais pas s’il existe beaucoup d’autres cas où un peuple se moque à ce point de son propre caractère ». Illustration : lors des visites organisées dans l’ancien ghetto de Venise, le guide vous fait porter un autocollant distinctif à coller sur votre manteau « pour bien vous identifier comme membre du groupe touristique ». Trois couleurs sont disponibles. Et le fait que le jaune ait été soigneusement écarté de la sélection crie plus fort l’indicible que s’il en avait fait partie. Ainsi il est vraiment difficile de renoncer à l’hypothèse que, s’ils avaient été confrontés à cette expérience, nos dieux de l’humour ne se seraient sans doute pas privés de demander à voix haute : « et sinon, combien on sera dans le wagon à bestiaux ? C’est parce que j’ai des rhumatismes et je dois pouvoir m’asseoir, si c’est pas trop demander ».