Le Grand Hôtel Motke dont l’enseigne surmontée de l’étoile de David et du mot « casher » a été pendant trente ans le point névralgique de Knokke pour les Juifs pratiquants. Non seulement cet établissement a servi des repas casher matin, midi et soir mais il a abrité une synagogue où deux ou trois offices étaient célébrés le samedi et les jours de fête. De sa création en 1952 jusqu’à sa fermeture en 1980, cet hôtel fondé et dirigé par Mordechai « Motke » Weinberger était le seul à pouvoir offrir ce service nullement réservé aux seuls clients de l’hôtel. « Beaucoup de Juifs ne séjournant pas dans cet hôtel venaient manger sur place ou faisaient la queue pour emporter ses pâtisseries, son Gefilte fish ou son Tcholent », se souvient Sylvain Landau, ancien vice-président du Consistoire central israélite de Belgique, dont le père était un des associés de Motke.
Sous l’enseigne « Grand Hôtel », son nom était désormais également écrit : Dr. Motke. Même si l’hôtel se nommait Grand Hôtel, personne ne le désignait de cette manière. On l’appelait « Chez Motke ». Dans cet hôtel, les langues se mêlaient sans problème. On y parlait le français, le néerlandais, l’allemand, et surtout le yiddish. Chez Motke était une oasis pour ces Juifs soucieux du respect de la tradition juive où ils ont pu renouer avec la vie et les joies de celle-ci dont ils furent privés pendant la Shoah. Mordechai Weinberger n’était pas seulement le directeur de l’hôtel, il était aussi un boulanger et pâtissier qui choyait ses clients exigeants avec ses pâtisseries casher tant appréciées.
Un hôtel de réputation internationale
Très rapidement, la réputation du Grand Hôtel Motke de Knokke devient internationale. Des Juifs des quatre coins d’Europe et même d’Amérique du Nord viennent y passer leurs vacances. Des familles y fêtent même des Bar-Mitzvah et certaines institutions juives y organisent des évènements importants : le B’nai Brith réunit son congrès européen en 1952, un forum international des diamantaires s’y tient en 1972 et à l’initiative du Grand rabbin Dreyfus, une conférence rassemble les rabbins européens en 1974.
Même si cet hôtel est indissociable de la reconstruction du judaïsme belge d’après-guerre, pour de nombreuses familles juives, le nom de Motke évoque surtout la résistance des Juifs face l’extermination à laquelle les avaient condamnés les nazis. De septembre 1943 à juin 1944, celui qui n’est pas encore ce célèbre hôtelier juif a organisé avec deux de ses frères et une dame nommée Théa Taube Langermann une importante filière de sauvetage de Juifs d’Anvers et de Bruxelles vers la Suisse. L’existence de cette filière est peu connue du grand public. Il faut attendre 2020 pour qu’une journaliste belge en parle.
Exposition:
Motke & Grand Hôtel
Bibliotheek Scharpoord, Maxim Willemspad 1, 8300 Knokke-Heist
Du 5 mai au 18 juin 2022
Dans Overleven na de Holocaust. Vergeten verhalen (éd. Kritak) publié en 2020, Rosine De Dijn, journaliste et autrice flamande vivant en Allemagne depuis des années, fait le récit de cet hôtel knokkois atypique et des faits de résistance de son directeur pendant la guerre. « Lorsque j’ai un jour mis la main sur Le Grand Hôtel Motke, le texte autobiographique publiée par Dalia Wissgott-Moneta, la nièce par alliance de Motke Weinberger, j’ai été immédiatement fascinée par cette histoire », raconte Rosine De Dijn.
« Je me suis immédiatement rappelé comment ma mère et moi passions devant cet hôtel légendaire dans la courbe de la digue à hauteur de la Place Van Bunnen. J’étains intriguée par ces dames avec leur tatouage sur la peau bronzée de leurs avant-bras : un numéro, celui d’Auschwitz-Birkenau. Je voulais en savoir plus sur le contexte et l’histoire de ce Grand Hôtel. J’ai donc suivi les traces de Monsieur Motke, Mordechai Weinberger, le directeur du Grand Hôtel. Je me suis immergée dans son milieu et celui des clients de son hôtel, pour la plupart des survivants de la Shoah. J’étais plongé dans l’histoire de la survie et de la vie après les horreurs de la Shoah ».
La filière Weinberger naît en septembre 1943 précisément lorsque les grandes filières de la Résistance se tarissent, notamment la filière sioniste. Motke, deux de ses frères et nommée Théa Taube Langermann, une Juive originaire de Duisburg en Allemagne dont le père et le frère ont été déportés, mettent en place une filière clandestine d’exfiltration des Juifs vers la Suisse alors que les mesures de déportation ont déjà frappé lourdement la famille de Motke Weinberger. Outre son père, son jeune frère Alexander et sa belle-sœur, Motke y a perdu son épouse déportée en décembre 1943 dans le 19e convoi vers Auschwitz-Birkenau. Motke est alors déjà veuf avec deux enfants en bas âge cachés près de Bruxelles dans des familles chrétiennes. Vivant dans la clandestinité, Motke Weinberger joue un rôle prépondérant dans l’organisation de sa filière de sauvetage vers la Suisse. Comme l’explique l’historienne suisse Ruth Fivaz-Silbermann dans sa somme La fuite en Suisse. Les Juifs. Les Juifs à la frontière franco-suisse durant les années de « la Solution finale » (éd Calmann-Lévy), « C’est bien Motke que les fugitifs perçoivent comme le vrai patron. C’est lui l’homme fort qui décrète les compositions des fausses familles et il semble agir avec une autorité confinant au despotisme. Motke a une personnalité autoritaire et peut se montrer brutal quand les circonstances l’exigent. Même sa nièce Dalia, qui l’adorait et l’évoque comme un homme simple, modeste à sa manière, incroyablement bon et généreux reconnait qu’il parlait d’une grosse voix ».
La filière Weinberger vers la Suisse
Les convois que la filière Weinberger fait passer en Suisse suivent la même route de Bruxelles jusqu’à l’approche de la frontière suisse près de Genève. Ils passent d’abord en France par Mouscron sur la ligne de chemin de fer Bruxelles-Lille pour ensuite gagner Aix-les-Bains d’où ils passeront en Suisse. Le passage en Suisse n’est pas gratuit. Il varie selon les capacités financières des fugitifs. « Motke semble pratiquer la mutualisation des risques », précise l’historienne Ruth Fivaz-Silbermann. « Les plus aisés payant pour ceux qui ont peu de moyens, et les « clients » envoyés par la Résistance payant peut-être moins que les autres ». Car selon toute vraisemblance, la filière Motke prend en charge des personnes que la Résistance veut mettre à l’abri, notamment des Juifs évadés des convois Malines-Auschwitz. Au total la filière Weinberger a organisé 27 convois amenant 291 fugitifs juifs entre septembre 1943 et juin 1944. Seuls 17 de ces fugitifs ont été définitivement refoulés à la frontière suisse donc quatre d’entre eux seront malheureusement déportés à Auschwitz-Birkenau.
Ni Motke Weinberger ni Théa Taube Langermann ne passeront en Suisse. A la Libération en septembre 1944, Motke Weinberger réintègre son appartement anversois de la Rolwaagenstraat pillé en 1943 par les Allemands. Devenu officiellement veuf, il se remarie avec sa camarade de résistance Théa Taube Langermann. Ensemble ils créeront le Grand Hôtel à Knokke dont ils feront un haut lieu de l’hôtellerie casher en Belgique. Devenu célèbre dans le monde juif pour son hôtel, Motke Weinberger est toujours resté très discret sur son action de sauvetage pendant la guerre. Il semble même qu’il ait été décoré mais davantage pour ses activités hôtelières que ses faits de résistance. Il prend une retraite paisible après avoir fermé son Grand Hôtel en 1980. Aucun successeur ne se manifestera pour maintenir l’existence de cet établissement.
Même si certains estiment que la fermeture de cet hôtel laisse dans l’embarras les Juifs pratiquants fidèles à leur villégiature estivale à Knokke, elle était hélas inévitable en raison d’une baisse progressive de sa clientèle. A partir de la fin des années 1970, la mobilité sociale des Juifs suscite de nouvelles habitudes de vacances. Certains acquièrent leur propre appartement à Knokke et d’autres, les plus fortunés, achètent une villa au Zoute. Mais c’est surtout la démocratisation des voyages aériens qui incitent les Juifs à privilégier des destinations plus lointaines et plus exotiques que la côte belge. Dans ce contexte nouveau, un établissement hôtelier comme le Grand Hôtel perd de son attrait comme destination importante de vacances.
Aujourd’hui, le Grand Hôtel Motke ne fait partie que des souvenirs des grandes heures juives de cette station balnéaire belge. Cet établissement n’est pas le seul à avoir fait les frais des modifications du comportement des touristes. De nombreuses anciennes villas de style normand ou anglais ont été démolies pour être remplacer par des immeubles à appartements dont l’omniprésence ne fait que renforcer la bétonisation du littoral belge. En perdant le Grand Hôtel Motke, Knokke a un peu perdu de son âme juive même si de nombreux Juifs de Bruxelles et d’Anvers continuent d’y venir pour y passer leurs congés.
Merci pour cet article qui m’incite à en savoir plus à propos de Motke et de son action pendant la guerre. Née en 1952, ayant passé de très nombreuses périodes de vacances à Knokke, j’avais entendu parler mes parents de “Motke” mais n’en avais pas saisi tout le contexte…
Je connais un résistant qui envoyait des juifs d’Anvers vers la Suisse. J’aimerais bien savoir si ces 2 histoires sont liées. Dois-je contacter Valérie Lemberger ou bien l’auteure du livre sur Motke Weinberger?
Merci pour cet article qui a ravivé d’anciens souvenirs dans une perspective nouvelle.
Moi je me souviens bien de cet Hôtel, ils vendaient des yagdes au sous-sol qui donnait sur le trottoir par une fenêtre guillotine. On se regalait de ces yagdes sur la plage. J’ai connu aussi un deuxième hôtel juif à Knokke, celui -ci s’appelait le “Dortchester”.
Quelle époque bénie… !!
Au Dorchester n’était ce Jacobovitz dit Jacoud , le patron?
Merveilleux souvenirs.
Nos parents,notre jeunesse.
Pourquoi mettez vous une photo ancienne ,car le grand hotel Docherter était situé Kustlaan pas sur la digue
Je suis né en 1967. Durant toute ma jeunesse, nous passions nos week-ends à Knokke-le-Zoute. Je me rappelle très bien de la Place Van Bunnen, et de ce bâtiment imposant. Mais mon souvenir est d’un Luna-park. Probablement que celui-ci fut ouvert après la fermeture du Grand Hôtel.
Et je me rappelle avoir souvent entendu le non « Motke » mentionné, mais sans contexte dans mon souvenir.
Merci pour cet article, qui enrichi mon souvenir de ma jeunesse.
Le luna park existait déjà fin 60, j’y allais. J’ai découvert avec joie cet article car je m’apprête à publier un récit autobiographique, qui se passe notamment à Knokke où j’allais dans un meublé avec ma grand-mère ; j’étais fascinée par les petites filles juives avec leurs longs cheveux noirs, leurs bikini à la mode, alors que moi j’étais toute blanche avec une culotte en éponge qui m’arrivait au nombril…
“Au bout de l’avenue Lippens, au bord de la digue, se trouve le Grand Hôtel*. C’est là que rentrent les petites filles juives quand la plage se vide….”
J’ai cru devoir me censurer car j’écris “les juifs” à plusieurs pages, ce qui peut être pris pour du racisme mais comment le dire ? C’est inhérent à ma fascination d’enfant et fait partie intégrante de mes vacances à Knokke = un tiers du roman.
J’ai découvert avec joie cet article car je m’apprête à publier un récit autobiographique, qui se passe notamment à Knokke où j’allais dans un meublé avec ma grand-mère ; j’étais fascinée par les petites filles juives avec leurs longs cheveux noirs, leurs bikini à la mode, alors que moi j’étais toute blanche avec une culotte en éponge qui m’arrivait au nombril…
“Au bout de l’avenue Lippens, au bord de la digue, se trouve le Grand Hôtel*. C’est là que rentrent les petites filles juives quand la plage se vide….”
J’ai cru devoir me censurer car j’écris “les juifs” à plusieurs pages, ce qui peut être pris pour du racisme mais comment le dire ? C’est inhérent à ma fascination d’enfant et fait partie intégrante de mes vacances à Knokke = un tiers du roman.
J’ai choisi de mettre un astérisque à Grand Hôtel avec un extrait de l’article.