« Juif ? », comme les lecteurs de Regards l’auront appris, est le nom de l’exposition pédagogique inaugurée le 14 décembre dernier au CCLJ. Les mêmes lecteurs auront aussi probablement saisi la référence à la pièce presque homonyme de Jean-Claude Grumberg, Pour en finir avec la question juive. Comme l’auteur l’a compris, on ne peut pas parler de l’antisémitisme sans s’occuper de son objet : les Juifs, ou plutôt LE Juif, en tant qu’entité fantasmée. C’est dans cette optique que l’exposition analyse, dans le but de les déconstruire, les stéréotypes antisémites, de l’antiquité à nos jours. Elle s’adresse principalement -mais pas uniquement- à notre public cible : les jeunes des écoles de la Région de Bruxelles-Capitale et de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour nombre d’entre eux, l’histoire des Juifs européens commence et se termine avec la Shoah. Nous tentons de combler ces lacunes en répondant à quelques questions de base dès les premiers panneaux : d’où viennent les Juifs ? Quelle est leur histoire ? Juif, c’est une religion ? Cela, dans le but de donner un aperçu de la complexité et de la multiplicité de l’identité juive, que l’essentialisation propre à l’antisémitisme essaie de gommer.
Pourquoi cette exposition ? La première réponse, évidente, est « parce qu’elle est nécessaire ». Non pas en raison de son objet (il existe d’autres expositions sur les mêmes thématiques), mais en raison de son but : montrer que l’antisémitisme n’appartient malheureusement pas au passé, qu’il s’agit bien au contraire d’un phénomène tout ce qu’il y a d’actuel. Un phénomène qui évolue, qui change, qui prend de nouvelles formes tout en s’appuyant sur sa longue histoire. L’exposition se propose de sortir l’antisémitisme du cadre confortable mais irréaliste qu’on lui donne trop souvent : celui d’un passé épouvantable mais heureusement révolu. Elle parcourt l’histoire des stéréotypes sur les Juifs pour illustrer jusqu’à quel point ils nourrissent les formes actuelles du discours et de l’imagerie antisémites. Elle cherche à montrer en quoi l’antisémitisme est contemporain, comment il se manifeste et quels sont ses visages aujourd’hui. Pour cela, il est d’abord important d’expliquer le contexte historique de sa naissance et son développement subséquent. L’aborder comme ce qu’il est : un phénomène historique, qu’on ne peut combattre qu’en le connaissant.
L’antisémitisme, ancien et nouveau à la fois
Les Juifs ont tué Jésus, ne sont pas comme nous, tuent des enfants, sont riches et radins, contrôlent les médias, ont de longs nez et sont à l’origine de complots pour contrôler ou exterminer la majorité de la population… Les plus informés de nos visiteurs se doutent, et ils n’ont pas tort, du fait qu’ils retrouveront ces mythes et clichés dans les images montrées et les récits racontés. En revanche, ils s’attendent moins à ce que certains des supports de ces accusations et allégations soient à ce point contemporains. En mettant côte à côte des enluminures, des tableaux et des cartes postales datant d’il y a cent, cinq-cents ou même presque mille ans avec des dessins de presse, des caricatures et des captures d’écran actuelles, nous montrons comment les motifs antisémites ont traversé l’histoire, tout en s’adaptant aux différents contextes. Si les préjugés antisémites prennent racine, pour la plupart, à des moments assez lointains, ce n’est pas pour autant qu’ils ont disparu. La prise de conscience de cette réalité se trouve au cœur des objectifs de l’exposition.
Le caractère différencié des phénomènes raciste et antisémite ne devrait pas faire polémique. L’un des collectifs pionniers de la lutte contre le racisme et la discrimination en Belgique, l’Union des Juifs contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix, distinguait déjà les deux concepts dès sa création en 1950. En 1966, il incorpore à son nom une autre dimension, celle de la xénophobie, en devenant le MRAX. Ces dénominations obéissent au fait que le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, tout en ayant en commun la haine ou le mépris de l’autre, désignent des phénomènes différents qui demandent d’être combattus de manière tout aussi spécifique. Néanmoins, ce qui paraît constituer une évidence est contesté au sein de la mouvance antiraciste belge. Ainsi, la demande du Comité de Coordination des Organisations Juives de Belgique (CCOJB) d’inclure l’antisémitisme dans le titre des Assises de Lutte contre le Racisme, tenues au Parlement Bruxellois en 2021, a été rejetée. L’argument sous-jacent, présent notamment dans le Mémorandum de la coalition NAPAR (page 9), est de subsumer l’antisémitisme dans le racisme. Cette affirmation, outre le fait de constituer un anachronisme (il y a judéophobie depuis au moins les premiers siècles de l’ère chrétienne, alors que la doctrine raciste n’existe pas avant l’essor du naturalisme à partir du 17e siècle), ne se vérifie pas dans les faits : l’antisémitisme et le racisme, dont les postulats et les présupposés divergent, ont des manifestations également distinctes.
Le racisme, disons-nous dans l’exposition, « est une idéologie fondée sur la croyance qu’il existerait une hiérarchie entre les êtres humains, groupés sur base de caractéristiques physiques (réelles ou imaginées) qui définiraient l’appartenance à telle ou telle “race” ». L’antisémitisme, de son côté, part du préconcept que les Juifs constituent une menace, in fine une représentation du Mal. La polarisation implicite dans le regard raciste implique une hiérarchie de fait, une division entre un « nous » supérieur et un « vous » inférieur. Au contraire, dans le récit antisémite, le Juif incarne une puissance diabolique. Les Juifs sont partout, voient tout, contrôlent tout. La différence entre ces deux phénomènes est mise en avant par l’impossibilité des théoriciens du nazisme à concilier l’antisémitisme séminal de leur cosmogonie (le nazisme concevait l’Histoire sous le prisme d’une lutte éternelle entre les « Aryens » et les Juifs) avec leur racisme pseudo-scientifique de manière cohérente. L’imposition du port de l’étoile jaune, alors que les Juifs sont censés être physiquement reconnaissables, en est l’exemple le plus frappant.
Menaces de violence et invisibilisation des Juifs
Par ailleurs, la distinction entre racisme et antisémitisme ne se limite pas à une question théorique : elle peut être constatée dans les faits. Les victimes de racisme le sont par leur apparence et/ou la consonance de leurs noms. Elles subissent des discriminations à l’emploi et au logement et sont plus susceptibles de subir des mauvais traitements -parfois avec des conséquences fatales- de la part des forces de l’ordre, conséquence des préjugés associant criminalité et origine. Les Juifs, de leur côté, ne sont pas reconnaissables en dehors des signes religieux apparents, et ne subissent pas -en tout cas pas en tant que Juifs- les discriminations mentionnées précédemment. En revanche, ils sont constamment sous la menace de la violence terroriste, comme la présence policière et ou militaire devant les institutions juives ou identifiées comme telles le prouve. L’attentat au Musée Juif en 2014, qui, à l’époque, ne bénéficiait pas de mesures de sécurité, a douloureusement montré la nécessité de celles-ci. En outre, par effet de l’importation du conflit israélo-palestinien, les personnes juives ou considérées comme telles sont prises à partie, et leur loyauté envers les pays dont ils sont pourtant citoyens est mise en cause (le 17 mai 2021, lors de l’émission De Afspraak sur la chaîne publique VRT, la journaliste Phara de Aguirre avait considéré que les origines juives de Sophie Wilmès, alors ministre des Affaires Étrangères, nuisaient à son impartialité dans l’exercice de ses fonctions). La menace réelle d’un danger -mortel dans le cas des lieux de rassemblement- pousse les Juifs à s’invisibiliser en tant que tels.
Soyons clairs, le racisme tue aussi, et les exemples fusent, mais l’élimination du sujet ou du collectif visé ne se trouve pas au cœur de cette forme de discrimination. Bien évidemment, ce n’est pas en vertu d’un quelconque humanisme ou d’un souci de l’autre mais pour une simple question d’utilité. Le racisme implique en effet un modèle économique, dont les traites transatlantique et orientales sont l’exemple ultime, qui a besoin de ses victimes et qui le réduit en dernière instance à la condition de chose. L’antisémitisme, de son côté, s’il peut éventuellement exploiter l’objet de sa haine, n’a pas du tout besoin du Juif, ou en tout cas des Juifs réels et concrets : l’idée du Juif lui suffit largement. Ainsi, des stéréotypes judéophobes circulent même dans des endroits où il n’y a pas ou plus de Juifs [1], et ils peuvent être vecteurs de mort [2]. De surcroît, la disparition -dans les différentes acceptions du terme- du Juif est toujours dans l’horizon de la vision du monde prônée par l’antisémitisme. Par assimilation, par expulsion ou par élimination.
Que la singularité du racisme et de l’antisémitisme ne soit pas universellement acceptée peut obéir à un malentendu : prendre la constatation de leurs différences pour une volonté de hiérarchisation. Il n’en est rien, leurs particularismes demandent simplement des approches et des solutions adaptées. Le racisme et l’antisémitisme peuvent être considérés comme des maladies sociales. Or, ce n’est pas parce qu’elles sont toutes les deux graves qu’elles ont les mêmes symptômes, les mêmes effets et que l’on peut les soigner de la même manière ! En résumé, le combat contre ces deux vecteurs de discrimination et de violence doit partir d’une reconnaissance de leurs spécificités, faute de quoi il ne pourra pas être mené avec l’efficacité qu’il mérite.
[1] À Bruxelles, mais aussi ailleurs, l’usage de « Juif » comme insulte est avéré dans des cadre familiales ou scolaires en absence de personnes juives ou considérées comme telles.
[2] Les assassinats d’Ilan Halimi en 2006 et de Mireille Knoll en 2018 en France en donnent un exemple. Leurs tueurs étaient convaincus de pouvoir leur extorquer de l’argent : en tant que Juifs, ils devaient sans doute être riches.