Où et comment votent les Juifs de France ? Et d’ailleurs, ont-ils encore quelques raisons de plébisciter la gauche ? Au fil des scrutins, la question est devenue complexe tant les phénomènes d’archipelisation à l’œuvre dans l’hexagone semblent également produire leurs effets au sein de la communauté israélite. Historiquement, pas de doute : les Juifs de France ont longtemps penché à gauche même si, en la matière, les données chiffrées sont rares voire inexistantes à grande échelle, interdiction des statistiques ethniques oblige. Il reste néanmoins des marqueurs forts, des preuves de cet ancrage historique. En premier lieu, une volonté claire, née de l’après-guerre, de se démarquer des forces politiques les plus conservatrices, les plus réactionnaires, celles-là mêmes qui avaient tant stigmatisé les Juifs durant les années 1930 et 1940. Nombre de coreligionnaires furent ainsi, un temps au moins, tentés par l’expérience socialiste ou communiste quand ils ne devinrent pas militants efficaces et fervents des mouvances satellitaires trotskistes et maoïstes. Tout cela est documenté au point de constituer aujourd’hui une mémoire patrimoniale.
A droite, longtemps durant, les Juifs ne furent pas exclus, loin de là, mais ils furent l’exception. Car après les rêves de grand soir, une bonne partie de l’électorat juif décidait de se tourner vers le Parti socialiste (PS), formation correspondant aux attentes d’une nouvelle génération et surtout expurgé de sa fascination pour Moscou, Pékin et La Havane. Une nouvelle génération émergeait alors, qui rejoignait Mendès France, Rocard et bientôt Mitterrand. De Stora à Weber, de Fabius à Attali, la fine fleur de l’intelligentsia juive se mit à défendre les idées de la rose, entrainant dans son sillage une majorité de juifs politisés. Et l’on s’affichait ouvertement aux côtés d’un homme – François Mitterrand – qui après un véritable état de grâce en 1981 fut l’objet de bien des déceptions, à commencer par son amitié assumée avec le collaborateur René Bousquet. Cet épisode douloureux qui raviva de douloureuses plaies mémorielles est-il à l’origine du désamour entre la communauté juive et la gauche française ? Sans en exagérer l’importance, il a certainement là comme un tournant. Reste que le divorce mit quelques années à être prononcé. Car avant l’irruption de Nicolas Sarkozy sur le devant de la scène politique, l’ancrage à gauche, notamment et surtout auprès du PS, demeurait massif. Et tant pis si Lionel Jospin peinait à incarner la figure d’un protecteur dans une France qui changeait et se mettait à redécouvrir le surgissement de la bête immonde. Tant pis aussi si, second tournant, le PS peinait à comprendre qu’une nouvelle vague d’antisémitisme frappait de plein fouet les juifs de France, les forçait à s’invisibiliser si ce n’est, purement et simplement, à quitter certains quartiers devenus trop hostiles. Chiffres à l’appui, ce sentiment d’insécurité devint une donnée incontournable qui contribua à faire de la gauche une force politique sourde au désarroi nouveau d’une partie des juifs de France. Les causes du divorce sont ainsi posées…
Est-ce bon pour les juifs ?
Existe-t-il pour autant une discipline de vote juif, franche, claire et massive ? En matière de vote communautaire, de rares travaux universitaires existent. Ils sont l’œuvre, dès 1978, de la chercheuse Chantal Benayoun auprès de la communauté juive de Toulouse puis viennent quantifier et analyser les réflexes électoraux des communautés de Strasbourg et du quartier du Marais, à Paris. Comme le souligne le politologue Jérôme Fourquet, l’analyse du phénomène est complexe car l’électorat en question est loin d’être monolithique. Néanmoins, « Sur le long terme, on observe un glissement à droite très prononcé autour de la personnalité de Nicolas Sarkozy », indique le directeur d’études à l’Ifop. La tendance est posée : en proie aux mêmes élans que ceux agitant la société française, on observait une dynamique propice à la droitisation de l’électorat juif, jusqu’à voir parfois en Eric Zemmour, pourtant classé à l’extrême-droite sur l’échiquier politique, un porte-voix putatif.
Comment expliquer ce glissement ? Depuis la victoire de François Hollande en 2012, la gauche aux élections présidentielles n’est plus que l’ombre d’elle-même. En 2017, aucune force de gauche ne parvint à atteindre le second tour. Pour 2022, si l’on en croit les sondages, il est fort probable que la contre-performance se confirme. Emmanuel Macron, Marine Le Pen, Valérie Pécresse et Eric Zemmour semblent largement devancer les deux premiers candidats appartenant au giron de la gauche, à savoir Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise) et Yannick Jadot (Europe Ecologie Les Verts). Pour Antoine Bristielle, expert associé à la fondation Jean-Jaurès, cela ne fait aucun doute : non seulement le gâteau que se partagent les candidats de gauche aurait fondu comme neige au soleil mais ces derniers seraient trop nombreux et pas en capacité de rassembler : « Il y a sept potentiels candidats déclarés (Hidalgo, Mélenchon, Jadot, Montebourg, Poutou, Arthaud et Taubira) sur un espace qui ne représente que 25 % de l’électorat. Et puis, le problème majeur de la gauche, c’est que des personnes qui auraient vocation à voter pour elle ne veulent pas voter ». On aurait ainsi le cœur à gauche mais surtout pas l’intention de confier les rênes du pouvoir à des candidats qui ont déçu et peinent à susciter un quelconque enthousiasme.
Une gauche qui « désespère »
Comment expliquer ce qui ressemble à une chute libre ? De l’avis même de la candidate socialiste Anne Hidalgo, « la gauche désespère les citoyens ». Sa solution ? Organiser une primaire très tardive, pour resserrer les rangs. Solution aussitôt refusée par Jadot, Mélenchon et consorts. Pour Alain Duhamel, interrogé par BFM TV, les raisons de la déchéance sont claires : « La première raison, c’est que l’électorat populaire a quitté la gauche et va largement à l’extrême-droite. C’est un problème de fond. La deuxième chose, c’est que la gauche ne gagne que lorsqu’il y a un leader qui s’impose. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. La troisième chose, c’est que les projets des différents rameaux de la gauche sont incompatibles les uns avec les autres. Résultat : 5% pour Anne Hidalgo ». On ajoutera à cette analyse lucide la survenue éclaire d’une personnalité devenue rapidement emblématique dans le paysage politique : Emmanuel Macron. Installé à l’Elysée depuis cinq ans, ce dernier devrait selon toutes vraisemblance faire acte de candidature d’ici quelques semaines. En 2017, on se souvient que c’est en siphonnant une partie des voix de la gauche, dont il était lui-même issu, qu’il avait réussi à se faire élire, affaiblissant un Parti socialiste déjà mal en point. Pour 2022, le même schéma semble susceptible d’être rejoué : à en croire plusieurs enquêtes d’opinion, une partie des électeurs de la rose pourrait choisir à nouveau Emmanuel Macron, perçu comme un ultime rempart progressiste face à la droite républicaine de Valérie Pécresse et surtout aux extrémismes. Si l’actuel président de la République apparait encore et toujours favori, cela pose, au sein de la communauté juive française la question de sa discipline de vote.
« De fait », expliquaient Dominique Schnapper et Sylvie Strudel dans un article de 1983 pour la Revue française de Science Politique, « trois traits semblent communs aux Juifs français par-delà les différences sociales : un réveil identitaire au moins pour certaines catégories de la population, de classe moyenne et intellectuelle ; une sensibilité extrême à l’antisémitisme et, par conséquent, à toutes les formes de persécutions ; le souci pour la survie de Etat Israël ». Voilà pour la théorie. Les deux sociologues poursuivent : « Du fait de leur judéité, les Juifs ne partagent-ils pas un rapport spécifique au politique, par-delà leur diversité sociale ? Un lourd passé commun – même il est mythiquement commun – une revendication identitaire commune – même si son contenu est pas évident – ne peuvent-ils corriger les effets de leur appartenance sociale objective ? ». Epineux sujet…
« trois traits semblent communs aux Juifs français par-delà les différences sociales : un réveil identitaire au moins pour certaines catégories de la population, de classe moyenne et intellectuelle ; une sensibilité extrême à l’antisémitisme et, par conséquent, à toutes les formes de persécutions ; le souci pour la survie de Etat Israel »
Dominique Schnapper et Sylvie Strudel, article de 1983 pour la Revue française de Science Politique
De Valls à Hamon jusqu’à Macron
Pour Anne-Sophie Sebban, directrice de l’American Jewish Committee (AJC) à Paris, il s’agit de démystifier le débat : « Le vote juif est souvent l’objet de fantasmes ». Et quand bien même on pouvait voter hier en fonction d’un lien étroit avec Israël, les cartes semblent aujourd’hui brouillées : « Je ne sais plus, reprend Sebban, à quel point ce réflexe pèse encore. Car, finalement, il y a toujours des prises de positions qui vont dans le bon sens et puis ensuite l’inverse, ce qui brouille considérablement le choix des électeurs juifs sensibles à cette question. Finalement, un Juif de gauche trouvera toujours un candidat de gauche « qui a été super avec Israël » et la déclaration déplaisante d’un candidat de droite sur le sujet. Et vice versa… ».
A l’heure où s’écrivent ces lignes, au niveau national, la gauche est abandonnée par un nombre croissant d’électeurs. Arnaud Montebourg s’est désormais retiré de la course, Anne Hidalgo, créditée de 4% dans les sondages, hésite sur sa tactique. De toutes parts, on s’élève contre l’incapacité de ces incarnations faibles à répondre aux aspirations du pays. Or, nous l’avons compris, il en va donc de même pour les électeurs de gauche de confession juive. Une question de tendance ? Avant le premier tour de 2017, Jérôme Fourquet estimait que « si Manuel Valls avait gagné la primaire, on aurait pu imaginer qu’une part significative de l’électorat juif aurait pu le soutenir, car c’est lui qui, après les attentats, avait donné des gages très forts de sécurité et de protection des Juifs par la République ». En lieu et place de la ligne ultra-républicaine et sécuritaire de Valls, Benoit Hamon, réputé plus faible en ces matières, l’avait emporté. Et son score n’avait alors pas dépassé la barre symbolique des 5%…
Alors, sur quel candidat se tournera l’électorat juif en 2022 ? Jean-Luc Mélenchon, en ce qu’il flirte régulièrement avec l’antisionisme et le populisme, semble logiquement hors-jeu. Yannick Jadot, en ce qu’il porte une écologie encore difficilement audible dans le giron communautaire, parait loin du compte. Montebourg étant out et les hypothèses trotskistes étant minoritaires par essence, Il reste alors une Anne Hidalgo souffrant d’un fort déficit d’image et une Christiane Taubira rompue à l’exercice du discours mais moins habile pour l’exercice du gouvernement. Dans cette morne plaine, voilà qu’Emmanuel Macron resurgit, en incarnant plus que jamais la figure d’un protecteur de circonstance, si ce n’est d’un rempart pour militants de gauche déçus. Comme toujours, les prédictions en matière de vote juif semblent périlleuses. Seule certitude, la communauté juive ne votera pas comme un seul homme. « Deux Juifs, trois avis » dit bien l’adage.
Je pense que l’électeur juif français est suffisamment mature que pour choisir son candidat sans qu’une institution juive belge, au demeurant fort sympathique, ne se mêle d’un sujet qui ne la concerne aucunement.
Isaac
Contrairement à Isaac je pense que le CCLJ a tout à fait raison d’intervenir dans ce débat car il est influent au CCOJB et il pourra permettre d’éviter que la même situation qu’en France se retrouve en Belgique. En France le CRIF est le valet de l’exécutif en place et c’est navrant. Il faut tout faire pour que le CCOJB ne soit le valet du pouvoir en place mais poursuive le travail de tous les jours contre l’antisémitisme qui se développe très dangereusement dans notre pays.
J’ai failli m’étrangler en lisant Simon. A ce que je sache et je pense que je sais, la seule organisation qui milite réellement contre l’antisémitisme est la LBCA.