Quand Israël s’acoquine avec les extrêmes droites européennes

Frédérique Schillo
En force, partout en Europe, les droites extrêmes et radicales, toutes solidaires d’Israël, sont désormais fréquentables pour le gouvernement Netanyahou, qui partage depuis longtemps leurs idées illibérales.
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« L’Europe est confrontée à des défis historiques qui détermineront si elle conservera son héritage, ses valeurs et son identité judéo-chrétienne ou si elle succombera à une immigration massive et à des idéologies extrémistes. » Ce message alarmiste publié sur les réseaux sociaux à la veille des élections européennes ne provient pas des rangs du Vlaams Belang ni du Rassemblement national. Il est signé d’Amichaï Chikli, le ministre israélien de l’Égalité sociale et des Affaires de la diaspora.

Arrivé dans le gouvernement Netanyahou, fin 2022, ce membre du Likoud multiplie les contacts avec tout ce que l’Europe compte de populistes, de souverainistes et autres radicaux. En janvier, il posait avec Jimmy Akesson, le secrétaire du parti des démocrates suédois, aux origines néonazies. Le mois suivant, il rencontrait le Premier ministre slovène Janes Janša, grand admirateur de Viktor Orbán. Peu après, on le retrouvait à Budapest pour la conférence des conservateurs américains. Chikli y a martelé ses deux marottes : la dérive immigrationniste et l’islamisation de l’Europe. De même, à la tribune d’Europa Viva 24 à Madrid, le 18 mai, il a pu côtoyer la crème de la crème de l’extrême droite européenne, de Santiago Abascal, du parti ultranationaliste espagnol de Vox, à la présidente du Conseil italien et cheffe du parti néo-fasciste Fratelli d’Italia, Georgia Meloni, en passant par Orbán – un « leader exceptionnel », dit-il – et Marine Le Pen, avec laquelle il n’a pas hésité à poser en photo.

La fable de la grenouille

Il y a encore peu, apparaître à côté de la présidente du Rassemblement national aurait fait scandale en Israël. Le Pen, dernière figure d’extrême droite, y était persona non grata en raison de l’histoire de son parti, cofondé notamment par deux anciens Waffen-SS. Aujourd’hui, Chikli lui serre la main, prend le temps d’échanger avec elle et immortalise leur rencontre, sans que cela n’émeuve guère. Le tournant est majeur, mais il s’est fait en douceur. Comme la grenouille insouciante plongée dans l’eau froide chauffée progressivement et qui finit ébouillantée, les Israéliens ont été habitués depuis deux décennies au réchauffement diplomatique avec l’extrême droite, au point de ne plus s’offusquer des liaisons dangereuses de leurs dirigeants. 

Poignées de mains chaleureuses de Netanyahou et Orbán, invitation à Yad Vashem du chancelier autrichien Sebastian Kurz alors à la tête d’une coalition comptant des néonazis du FPÖ, tapis rouge pour le « Trump néerlandais » Geert Wilders… 

Le ministre israélien de l'égalité sociale et des affaires de la diaspora, Amichai Chikli (1er à gauche), présent au meeting Europa Viva 24 organisé par le parti d'extrême droite espagnol Vox avant les élections européennes et auquel ont assisté plusieurs dirigeants européens d'extrême droite, dont Marine Le Pen (au centre). Madrid le 18 mai 2024. ©Reuters/Ana Beltran

Après des années de boycott, Nicolas Bay, secrétaire général de ce qui s’appelait encore le FN, a pu s’entretenir en 2017 avec des ministres et des membres du Likoud lors d’une visite « privée » en Israël. Sept ans plus tard, une rencontre publique avec la dirigeante d’un RN qui s’est entre-temps « dédiabolisé » est acceptable, même si la présence de Chikli, et non celle du chef de la diplomatie Israël Katz, en atténue la portée. Mais le rôle du ministre des Affaires de la diaspora n’est-il pas justement d’accoutumer les esprits avant l’officialisation ? Depuis la victoire du RN aux Européennes, le compte Twitter de Chikli trahit son obsession : la France y est vue à travers les seuls prismes de Marine Le Pen et Jordan Bardella, dont il relaie les discours comme s’ils étaient seuls au pouvoir.

Au cœur de ce rapprochement se trouve la stratégie de Netanyahou visant à dynamiter l’Union européenne : en s’alliant avec ces partis, même les moins fréquentables, il parvient à diviser l’Europe, contrecarrer les mesures pro-palestiniennes et empêcher l’adoption de possibles sanctions contre Israël. Mais les Israéliens ne cèdent pas tous à cette logique. À l’instar d’Ehoud Barak dénonçant en 1999 l’alliance entre les conservateurs et le FPÖ autrichien comme « un pacte avec le diable », le président Reuven Rivlin (Likoud) a prévenu en 2017 qu’il « ne tolérerait jamais » ceux qui se fourvoient avec des antisémites, tandis que la ministre Ayelet Shaked, pourtant marquée à droite, refusait d’accueillir une délégation du FPÖ. Mieux, durant l’alternance Lapid-Bennett (2021-2022), la diplomatie a été priée de diversifier ses relations pour ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier illibéral. Israël a ainsi renoué avec les États fondateurs de l’Union européenne, notamment la France. Mais depuis le retour de Netanyahou, lié aux kahanistes ultranationalistes et racistes, le balancier politique penche de nouveau à droite.

Héritage commun des anti-Lumières

On aurait tort de réduire la manœuvre à de la simple realpolitik. Entre le Likoud et les extrêmes droites européennes existe une vraie communauté de valeurs. « Le point commun de ces droites est l’illibéralisme », nous explique Sylvain Kahn, professeur au centre d’Histoire de Science Po, auteur de L’Europe face à l’Ukraine (PUF 2024). « Certaines n’aiment pas le pluralisme, qu’il soit économique, culturel et médiatique, de genre ou ethnique. Toutes sont populistes : elles postulent un peuple vrai, un peuple un, que les minorités politiques et ethniques dissolvent. » De quoi nourrir l’antisémitisme et disqualifier toute idée d’alliance avec Israël. Sauf qu’une partie du sionisme est aussi l’héritière de ce que Zeev Sternhell appelait l’Europe des « anti-Lumières ». On trouve au Likoud le même terreau identitaire et xénophobe, une admiration pour l’autorité et un mépris de tout ce qui est contre-pouvoir (parlement, justice, médias, opposition). C’est en Pologne que le père fondateur de la droite israélienne, Zeev Jabotinsky, songea à nouer des alliances avec des partis nationalistes, mais aussi antisémites. C’est dans l’Europe centrale toujours marquée par l’antisémitisme, comme le prouve la campagne d’Orbán contre George Soros, que Netanyahou (dont le père fut assistant de Jabotinsky) débuta son offensive diplomatique. Il connaîtra une victoire en 2019 en accueillant à Jérusalem le groupe de Visegrad – Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie – inspirant à Sternhell ce commentaire dans Foreign Policy : « Personne ne comprend mieux les Hongrois et les Polonais que les actuels dirigeants israéliens, car personne ne déteste les valeurs universelles de la gauche autant qu’eux. » Aujourd’hui, Chikri balaie la question de l’antisémitisme d’un revers de main quand il décrit la Hongrie comme « la terre la plus sûre d’Europe pour les Juifs, en raison de sa politique migratoire. »

Le groupe de Visegrad fait office de précurseur pour les extrêmes droites de l’UE à la fois dans sa stratégie de conquête du pouvoir et ses relations à Israël. « Depuis 1945, les partis de droite extrême et radicale étaient discrédités par le fascisme et le nazisme. Le changement s’est opéré dans la seconde moitié des années 1990, quand des partis ont abandonné leur posture tribunicienne pour accéder au pouvoir. Si cela débute en Italie, le coup d’accélérateur est donné par l’arrivée d’Orbán en Hongrie (1998 et depuis 2010) et de Kaszyński en Pologne (2006). Très modernes, ils ont ringardisé les partis d’extrême droite de l’Ouest », rappelle Sylvain Kahn.

Aujourd’hui, les droites extrêmes et radicales sortent renforcées du scrutin aux Européennes. Elles ont augmenté leur score dans 23 pays sur 27 et obtenu 174 sièges. « Cela ne fait pas une majorité ni une coalition, ni même une minorité de blocage », tempère Sylvain Kahn. Et d’insister sur leur hétérogénéité : d’un côté, les membres du groupe Identité et Démocratie dont faisait partie le RN, considérés comme pro-russes et anti-Otan, peu impliqués à Bruxelles ; de l’autre, les Conservateurs et réformistes européens avec des atlantistes, pro-Otan et pro-Ukraine, comme les partis, polonais et italien, qui jouent le jeu parlementaire. Ceux-là visent le pouvoir, ce qui modifie aussi leur rapport à Israël, souligne Sylvain Kahn : « L’aspiration à arriver au pouvoir contribue énormément à mettre l’antisémitisme de côté, à l’invisibiliser ou à s’en déprendre. »

Israël, allié ou alibi ?

Depuis le 7 octobre, alors que les gauches occidentales se déchirent sur la nature du pogrom du Hamas, la guerre à Gaza et la déferlante mondiale d’antisémitisme, les droites affichent un soutien sans faille à l’État juif. Il peut tourner à l’obsession pour un Geert Wilders qui se représentait déjà Israël en rempart de l’Occident. Souverainiste et xénophobe, Wilders prévient que « si Jérusalem tombe aux mains des musulmans, Athènes et Rome seront les prochains. » Et d’arborer le drapeau israélien à côté du néerlandais au soir de sa victoire éclatante aux législatives en novembre dernier. Le nouvel homme fort des Pays-Bas est devenu fréquentable : il vient de recevoir le président Yitzhak Herzog en marge de l’inauguration du musée de la Shoah.

En France, Marine Le Pen présente le RN comme « le meilleur bouclier pour les Français de confession juive », et y a sans doute aussi gagné un brevet de pureté propre à faire oublier les sorties antisémites de son père. L’un des premiers mots de Chikli a été de la féliciter d’avoir rompu avec l’AfD allemand dont l’un des membres a déclaré que « quiconque portait l’uniforme SS n’était pas nécessairement un criminel ». Il l’a aussi remerciée pour sa participation à la marche contre l’antisémitisme organisée en novembre 2023.

Doit-on douter de leur philosémitisme ? Sûrement, même si les slogans sur les bruits de bottes et le retour de la bête immonde ont fait long feu et qu’aujourd’hui, l’extrême gauche contribue énormément à la montée de l’antisémitisme en France. Il n’empêche, les institutions juives représentatives de France ne marcheront pas dans les pas de Chikli. Elles ont clairement indiqué qu’elles considèrent toujours ce parti comme un danger pour la République.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris