Shlomo S., la trentaine, officier de réserve dans la fameuse brigade d’infanterie Guivati, est mobilisé dans l’armée depuis plus de 200 jours. Le 7 octobre, alors que le Hamas venait de lancer son attaque contre Israël, Tsahal l’a appelé en lui ordonnant de quitter immédiatement les lieux et de rejoindre sa base. Tout quitter, pour Shlomo, c’était laisser ses deux jeunes enfants et son épouse enceinte de plusieurs mois. Il a aussitôt revêtu l’uniforme kaki, les a serrés fort contre lui et s’en est parti combattre. Durant près de six mois, il a servi sur le terrain à Gaza sous le code d’urgence « Tsav 8 » (« Ordre 8 »). Il était en train de combattre lorsque son dernier fils est né. Il a manqué sa naissance, mais a pu ensuite rejoindre sa famille. Puis Tsahal l’a rappelé. Après presque une année entière de réserve, entrecoupée de périodes de repos, Shlomo est aujourd’hui de retour dans la bande de Gaza. Sa vie à nouveau entre parenthèses. La sécurité sociale le couvre fort heureusement et il perçoit quasiment la totalité de son salaire d’éducateur, sans compter les primes de l’armée. Son épouse et ses enfants sont à l’abri du besoin grâce aux aides en tout genre – allant des courses au repassage en passant par du baby-sitting – apportées par la crèche, les voisins ou les membres de leur communauté. « Ma femme est une tigresse. Mais c’est vraiment gratifiant de voir tout ce que les gens font pour aider les réservistes », nous dit-il par téléphone quelque part depuis Gaza.
Tous les réservistes n’ont pas cette chance. Pour la plupart, servir sous les drapeaux signifie laisser derrière eux leur famille, leurs études, leur carrière. Ceux qui ont monté une entreprise avec un statut d’indépendant rognent sur leurs économies, quand ils ne sont pas contraints de mettre la clé sous la porte. Personne, pourtant, ne songerait à refuser de servir son pays, même si le coût humain et économique pèse de plus en plus lourd après un an de guerre.
Une mobilisation record
Depuis le 7 octobre, Israël a mobilisé 287.000 réservistes. Du jamais vu pour un pays pourtant habitué à la guerre. L’exploit vaut autant pour le nombre que pour la rapidité sans précédent de la mobilisation, réalisée en quelques heures seulement. La dernière grande mobilisation datait de la guerre de Kippour en 1973. Cinquante ans et un jour plus tard, le Hamas a voulu frapper les esprits, mais a commis de graves erreurs de jugement. S’il est vrai que Tsahal a tardé à intervenir dans les premières heures de ce shabbat, jour de Sim’hat Torah, où beaucoup d’Israéliens étaient en vacances, la mobilisation a ensuite été massive. Avec 14 % de femmes parmi les réservistes, un autre record historique a été franchi. Des réservistes ont même devancé l’appel, accourant du monde entier. Ils étaient 10.000 uniquement pour les États-Unis, certains déjà installés pour leurs études, d’autres pour y refaire leur leur vie, d’autres pour un voyage de noces. El-Al ayant été prise d’assaut, faute d’autres compagnies aériennes à destination d’Israël, des avions de l’armée de l’air ont été affrétés en coordination avec le ministère des Affaires étrangères pour transporter des Israéliens pressés d’en découdre avec les pogromistes du Hamas.
Les ennemis d’Israël ont sous-estimé sa force d’esprit et la puissance de sa riposte. Autre erreur funeste, ils pensaient que Tsahal n’aurait pas les moyens de tenir dans le temps, étant réputée pour exceller dans la Blitzkrieg, mais affaiblie dans une guerre d’usure. Or, après un an de combat, grâce aux réservistes qui constituent les deux tiers de sa puissance combattante, elle est en passe d’atteindre presque tous ses objectifs à Gaza. Enfin, ses ennemis se sont lourdement trompés en croyant qu’Israël ne pourrait combattre sur d’autres fronts et devrait réviser à la baisse ses options contre le Hezbollah ; Nasrallah puis Sinwar l’ont appris à leurs dépens.
Après un an de guerre, toutefois, les réservistes doivent bien concéder une certaine fatigue. D’autant qu’on leur en demande toujours plus. Pour pallier le manque d’effectifs, un nouveau projet de loi, adopté en première lecture cet été, prévoit de relever temporairement l’âge de la retraite des réservistes de 40 à 41 ans, de 45 à 46 ans pour les officiers et de 49 à 50 ans pour les pilotes de l’armée de l’air. Un sacrifice très lourd. Dans le même temps, la durée du service militaire serait rallongée de 32 à 36 mois – idem pour les soldates qui ont signé un document s’engageant à l’égalité de droits – tandis que les exemptions pour raisons de santé des soldats d’active seraient réduites drastiquement. Avant l’adoption définitive de la loi, Tsahal a rappelé fin août 15.000 réservistes tout juste démobilisés. Ils sont censés servir en moyenne 61 jours sous l’uniforme. En théorie, du moins.
Appelé en urgence le 7 octobre, Itaï F., âgé d’une vingtaine d’années, est resté mobilisé durant cinq mois, en comptant de furtifs allers-retours chez lui à Jérusalem. Au début de la guerre, il opérait dans le nord de Gaza. « Les combats étaient très agressifs », se souvient-il. Aujourd’hui il est déployé dans le corridor de Netzarim, un axe Est-Ouest long de 7 km séparant l’enclave en deux, où les combats se font surtout sur le mode défensif. Au moment où on le rencontre, Itaï s’apprête à repartir à Gaza. Avec sang-froid et abnégation, mais sans renoncer à ses rêves, notamment ses projets d’études. Il fait partie de ces quelques 100.000 étudiants réservistes qui ont dû repousser leur année universitaire. « L’armée va payer mes études de musicologie. Près de 7.500 euros », nous confie-il. Son père est un grand général de réserve, vice-commandant de brigade. Itaï et lui se croisent souvent sur le terrain, il leur arrive même de dormir tous les deux dans la même base. Le manque de réservistes dans Tsahal est un sujet qui le taraude. « S’il y avait plus de personnes pour servir, nous pourrions atteindre les objectifs militaires plus rapidement », regrette-t-il.