À l’heure où disparaissent les derniers témoins de la Shoah et où l’antisémitisme refait surface, une journée de réflexion organisée au CCLJ le 19 octobre dernier a dressé un état des lieux du paysage mémoriel juif en Belgique. Entre transmission intergénérationnelle, professionnalisation du secteur et nouveaux outils numériques, les acteurs de la mémoire s’interrogent sur la manière de faire vivre et de pérenniser une histoire essentielle au présent.
Selon l’historien Joël Kotek nous vivons la fin d’un cycle : avant le 7-Octobre, les Juifs avaient le sentiment d’être bien intégrés dans la société belge. Aujourd’hui, cette parenthèse se referme avec le retour de l’antisémitisme et la disparition des derniers témoins de la Shoah.
Olivier Lalieu, du Mémorial de la Shoah à Paris retrace la genèse de son institution, crée dans la clandestinité en 1943 et fédérant les organisations juives pour collecter les archives de la persécution et demander justice après la Libération. Le Mémorial abrite le tombeau du martyr juif inconnu et le Centre de documentation juive contemporaine. Ses missions reposent sur la commémoration et l’éducation, la lutte contre l’antisémitisme et le soutien à l’État d’Israël. Après 1945, des associations d’anciens déportés, politiquement engagées, ont entretenu la mémoire. Le terme de « rescapé » s’est ensuite élargi des survivants des camps aux enfants cachés. Aujourd’hui, la disparition du « dernier carré » des rescapés, marque un tournant et impose d’inventer de nouveaux relais dans la continuité de la mémoire. Olivier Lalieu évoque l’approche novatrice du Forum Générations de la Shoah organisé par le Mémorial. Fondé sur des ateliers intergénérationnels mêlant témoignages, dialogues familiaux et participation active du public, ce Forum « pour une mémoire toujours vivante » rassemble toutes les associations mémorielles et se veut un lieu où la mémoire devient un lien social et identitaire partagé, un temps d’émotion et de reconnaissance mutuelle. Pour Olivier Lalieu, l’enjeu n’est pas seulement de commémorer, mais de permettre à chacun de se sentir partie prenante d’une histoire commune et d’en devenir le passeur.
Un panel réunissait les associations historiques de la mémoire juive de la Shoah en Belgique pour un état des lieux. L’Union des Déportés Juifs de Belgique – Filles et Fils de la Déportation, la Continuité de l’Union des Anciens Résistants Juifs de Belgique et L’Enfant Caché, réunies dans le cadre de Présence Juive pour la Mémoire, ont rappelé leur engagement : le pèlerinage annuel à la caserne Dossin, les témoignages dans les écoles. À leurs côtés, la Fondation Mémorial National aux Martyrs Juifs de Belgique, responsable du mémorial d’Anderlecht, et l’Association pour la Mémoire de la Shoah, active dans la pose des Pavés de mémoire. La présentation de Freddy Avni, consacrée à la quête de sa propre famille dispersée et de ses sauveurs, illustre la force émotionnelle de ce long parcours d’archives.
Professionnalisation du secteur
Barbara Dickschen, de la Fondation pour la Mémoire Contemporaine, place ce paysage mémoriel dans une perspective plus large. Liée à l’Université libre de Bruxelles (ULB), la Fondation développe des recherches originales et des publications scientifiques, avec une petite équipe de chercheurs et peu de moyens. Le secteur mémoriel belge, fondé sur le militantisme des survivants et le bénévolat, s’est professionnalisé. Les financements publics apportent la stabilité, mais aussi des contraintes administratives et attentes nouvelles. Pour Barbara, la question est désormais de savoir comment « habiter » cette mémoire et la faire vivre dans sa complexité, en inventant de nouvelles formes de transmission. Une mémoire qui éclaire le présent tout en transmettant la richesse de l’histoire juive en Belgique.
Veerle vanden Daelen de Kazerne Dossin rappelle la mission fondamentale de son institution : documenter la persécution et la déportation des Juifs et des Tziganes en Belgique, centralisant et reliant des sources dispersées dans le monde entier, pour reconstituer des trajectoires familiales dont 90 % sont liées à d’autres pays que la Belgique. Elle souligne l’importance capitale de la conservation des archives, de la Shoah comme de l’après-guerre. Invisibles du public, les archives, familiales, associatives ou institutionnelles, sont au cœur de tout travail historique et mémoriel, comme le souligne aussi Sophie Collette, conservatrice du Musée Juif de Belgique. Ce musée abrite aujourd’hui quelque 300 mètres linéaires de documents précieux sur la vie juive. Ina Van Looy retrace le long travail de mémoire accompli par le CCLJ à travers son programme d’éducation à la citoyenneté « La haine, je dis NON ». Virginie Drèze, conseillère de la ministre de l’Education, Valérie Glatigny, précise que l’enseignement de la Shoah reste ancré dans les référentiels scolaires, et suggère plus de professionnalisation et de coordination dans la pédagogie de la mémoire.
Pérenniser de la mémoire juive
Dans ce paysage fragmenté, Arielle Margaux, représentante de la mémoire au Comité de coordination des organisations juives (CCOJB), présente son projet Re(mem)ber, une plateforme digitale collaborative fédérant toutes les initiatives mémorielles juives sans effacer leurs spécificités. Outre la création de cette plateforme numérique, elle propose la mise en place d’un pôle mémoriel opérationnel capable d’accompagner les associations et de rechercher des financements. Seule une coopération étroite entre les acteurs communautaires, associatifs et institutionnels permettra de garantir la pérennité de la mémoire juive et de renforcer la lutte contre le négationnisme et l’antisémitisme. Pour conclure, le président du CCOJB, Yves Oschinsky, appelle à la création de ce pôle mémoriel, ancré dans la coopération et la transmission de la mémoire juive en Belgique.
Quand les témoins ont disparu
Dans Quand les témoins ont disparu (Éditions Anima Persa) Miguel Ramis tire de l’oubli un moment fondateur de la pédagogie de la Shoah en Belgique. En 1978, Miguel découvre Auschwitz, avec une dizaine de survivants, dont Maurice et Rosa Goldstein, Sarah Goldberg et Paul Halter, membres de l’amicale belge des ex-prisonniers politiques de Silésie et d’Auschwitz, composée d’anciens résistants, surtout juifs. En 1967, le « monument international aux victimes du fascisme » est inauguré à Auschwitz-Birkenau. En 1977, Maurice Goldstein devient président du Comité international d’Auschwitz. Face à la montée de l’extrême-droite et la diffusion des thèses révisionnistes dans notre pays, l’amicale organise un « pèlerinage-témoin » à Auschwitz, y emmenant une centaine de jeunes de 16 à 25 ans. Ce voyage à Auschwitz, du 31 mars au 5 avril 1978, est une première dans le paysage mémoriel de la Shoah. Le film de Frans Buyens et Lydia Chagoll Un jour les témoins disparaîtront (1979) documente les récits des concentrationnaires et les propos des jeunes, dont la plupart ignorent tout du judéocide, alors occulté à Auschwitz. En 1980, l’amicale crée la Fondation Auschwitz, une institution majeure du paysage mémoriel de la Shoah en Belgique. Archéologie de la mémoire et de sa transmission, le livre richement documenté et illustré de Miguel Ramis est le produit d’un étonnant parcours mémoriel, associant l’autoportrait d’un adolescent « punk », son journal du voyage en Pologne, ses contacts avec d’autres jeunes participants, l’analyse des documents d’archives de la Fondation Auschwitz et de la RTBF sur ce pèlerinage-témoin, et les biographies exhaustives des témoins disparus… Bref, un ouvrage étonnant de passage du flambeau de la mémoire !







