« Second Israël » : le racisme s’installe dans la campagne électorale

Frédérique Schillo
Pendant des décennies, l’antagonisme entre Ashkénazes et Sépharades semblait un concept si éculé que plus personne n’en parlait sérieusement en Israël. Le voici pourtant de retour dans les discours politique et médiatique, jusqu’à devenir l’un des thèmes de campagne des élections du 1er novembre prochain.
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Si les campagnes électorales israéliennes avaient leur livre de recettes, le chapitre Divide et imperia y occuperait une place de choix. La bonne vieille stratégie du « diviser pour mieux régner » est en effet la clé de bon nombre de succès de la droite depuis 45 ans. A commencer par la victoire de Menahem Begin en 1977 sur ce qu’il dénonçait avec raison comme un monopole travailliste enraciné à tous les niveaux de l’Etat. Cet affrontement droite/gauche somme toute classique charriait aussi des éléments typiquement israéliens : Begin portait la voix des classes populaires, d’origine orientale, souvent déclassées. Il incarnait la revanche des Sépharades et plus généralement des Mizrahim (les orientaux, c-à-dire les Juifs originaires d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient), nouvellement arrivés à la fin des années 1949 et dans les années 1950, sur la vieille élite sioniste ashkénaze qui avait construit l’Etat. Ce « renversement » du « premier Israël » constitua un immense séisme politique, sans qu’aucune réplique ne vienne néanmoins déchirer la société : selon un sondage de 1978, seuls 38% des Israéliens qualifiaient les relations entre Ashkénazes et Mizrahim de « pas bonnes » ou « pas bonnes du tout ».

Depuis lors, les responsables politiques ont joué d’autres divisions pour l’emporter : libéraux contre conservateurs, soutiens à l’Occupation contre partisans des pourparlers de paix, religieux contre laïcs. Il revient à Benjamin Netanyahou d’avoir planté la question de l’identité juive au cœur du débat politique. « Bibi est bon pour les Juifs » disait son slogan de 1996. Il jouera un rôle crucial dans sa bataille contre Shimon Peres, lequel devait lâcher au lendemain de sa défaite que « les Juifs ont battu les Israéliens ».

Aujourd’hui encore, c’est sur la question de la foi que le leader du Likoud entend se démarquer de ses rivaux. Netanyahou oppose les Juifs aux Arabes israéliens mais aussi les Juifs entre eux, religieux contre non-croyants. Il a salué la chute de la coalition Bennett-Lapid, fin juin, en maudissant un gouvernement « appuyé sur des soutiens au terrorisme » et « mettant en danger le caractère juif d’Israël ». On reconnait là l’auteur du slogan « Bibi ou Tibi » (Ahmed Tibi, représentant de la liste d’union arabe) et le promoteur de la loi Etat nation du peuple juif, qui avait rameuté ses soutiens aux élections de 2015 en prétendant que « les Arabes votent en masse ».

« Embrasseurs de mezouzah »

Mais il faut aussi voir dans cette défense du caractère juif de l’Etat une attaque contre la gauche ashkénaze, libérale et laïque, indifférente aux traditions prisées par les électeurs de droite, voire méprisante. L’artiste et militant de gauche Yaïr Garbuz avait d’ailleurs fait scandale il y a sept ans en moquant les électeurs du Likoud comme des « embrasseurs de mezouzah ». Aujourd’hui, ce n’est pas un hasard si les Bibistes se décrivent comme appartenant au « bloc des croyants ». Au cœur de cette rhétorique se trouve l’idée qu’il y aurait de « bons juifs » et des « mauvais » qui ne méritent pas de décider du sort d’Israël. Un comble venant de Netanyahou, cet amateur de restaurants non-casher, notoirement athée, dont la seconde épouse était une non-juive. Mais il n’est pas à une contradiction près.

L’ultime stratégie consiste aujourd’hui à opposer les Mizrahim aux Ashkénazes en reprenant les clichés anciens. Autrement dit, à voir les élections du 1er novembre 2022 avec les lunettes de 1977. Le Shas, mais surtout le Likoud, traditionnels partis des Mizrahim, se veulent le refuge des déclassés, résidents de la périphérie étrangers à la start-up nation et grands perdants de la mondialisation. Le député Likoud David Amsalem, « chien de garde » de Netanyahou, l’a résumé en qualifiant la coalition Lapid-Bennett de « gouvernement d’ashkénazes Tzfon Bonim » (résidents des beaux quartiers du nord de Tel-Aviv). Netanyahou lui-même rejoue le duel des pauvres orientaux contre les élites ashkénazes, bien que les Mizrahim aient accès depuis longtemps aux plus hautes fonctions de l’Etat. Une paranoïa aggravée par son procès pour corruption, fraude et abus de confiance qui, loin de lasser ses partisans, les renforce dans l’idée d’un complot fomenté par l’Etat profond – des juges aux policiers en passant par les médias – pour abattre leur champion. Pour le journaliste spécialiste des ultra-orthodoxes Avishay Ben-Haïm, ce procès est « la tentative de priver le Second Israël d’un rôle dans le jeu démocratique ».

Bibistes mizrahim et Netanyahou l’ashkénaze

Ironie de l’histoire, le Likoud lui-même est dirigé par nombre d’ashkénazes avec à leur tête, Netanyahou, un dirigeant multimillionnaire, propriétaire d’une villa à Césarée, dont les origines sont en Europe de l’Est, même s’il dit s’être découvert de lointains ancêtres espagnols au hasard d’un test ADN. « Si les membres du Likoud continuent d’élire des leaders avec un ADN blanc, un autre Likoud émergera, un vrai Likoud mizrahi, qui exprimera la voix mizrahi exclue pendant toutes ces années », s’est risquée l’an dernier Miri Regev. Ce qui n’a pas manqué de faire réagir son ancien collègue de gouvernement, Yuval Steinitz : « Ses commentaires sont bizarres. Miri Regev a voté pour l’ashkénaze Netanyahou toutes ces années… Pourquoi tout d’un coup a-t-elle des considérations ethniques ? ». La question est d’autant plus pertinente que les électeurs Likoud ne semblent pas faire de l’ethnie un critère de choix. Selon un sondage du Jewish People Policy Institute de 2019, si 72% des Mizrahim s’identifient à la droite et au centre-droit (58% pour les Ashkénazes), 63% des déclarent ne pas accorder de préférence à un candidat mizrahi.

Alors comment expliquer ce retour des vieux stéréotypes identitaires ? Sans doute d’abord par stratégie froide. « La haine est ce qui unit » remarque placidement un collaborateur de Netanyahou, Natan Eshel, dans un enregistrement audio datant de 2020 qui a fuité sur la chaîne 12. Et de vanter les mérites d’une campagne négative qui fonctionne bien sur les « électeurs non-Ashkénazes ». Il en profite au passage pour qualifier Miri Regev de « bête » tout en lui reconnaissant un certain don pour capter la base militante. Ses propos dévoilés, Eshel a balayé toute accusation de racisme au motif qu’il est « un fier grand-père de petits-enfants marocains ».

Mais qui pense encore en ces termes ethniques en Israël ? Certainement pas l’ancien directeur du Bureau national des statistiques, Danny Pfefferman. « Mizrahim et Ashkénazes, c’était il y a 50 ans. Ce n’est pas pertinent aujourd’hui. Tout le monde est mélangé maintenant », a-t-il expliqué à Sigal Nagar-Ron une chercheuse du Collège Sapir qui l’interrogeait sur l’absence de statistiques ethniques. Cette dernière dénonce « l’aveuglement statistique qui découle de la capacité à comprendre le rôle de l’ethnicité dans les mécanismes de l’inégalité en Israël aujourd’hui ». Au-delà de son inquiétude bien légitime, on peut voir ici à l’œuvre l’influence des théories américaines de l’intersectionnalité des luttes.

« White, Ashkénaze, Sabra, Paratrooper »

Cette même américanisation des esprits transparaît dans les propos de la présidente de la Cour suprême, la juge Esther Hayut, qui, pour réfuter les accusations de David Amsallem, assure dans une lettre en février dernier qu’il n’y a pas de « racisme institutionnel » en Israël. Cette grille d’analyse importée du mouvement américain Black Lives matter est d’ailleurs inopérante en Israël : à la question de savoir si les Mizrahim sont victimes de violences policières, eux-mêmes répondent non à 65% selon un sondage de l’Israel Democracy Institute de 2020. Allant plus loin, on peut dire que les WASP israéliens (« White, Ashkénaze, Sabra, Paratrooper » pour reprendre une expression d’Alon Pinkas dans Haaretz) sont plutôt de gauche et luttent en faveur de l’accueil des réfugiés africains et la création d’un Etat palestinien, tandis que les « bruns » appartiennent à la droite et à l’extrême-droite et se trouvent être les plus virulents contre les noirs et les Arabes.

Est-ce sous la pression des racistes Mizrahim de droite ou des chercheurs antiracistes en sciences sociales, toujours est-il que le Bureau Central des Statistiques vient de décider cet été la réintroduction des statistiques ethniques. Pour la première fois depuis 30 ans, les Israéliens penseront donc en termes d’Ashkénazes ou de Mizrahim. Une légitimation dangereuse du discours séparatiste alors que les responsables sécuritaires de cessent de mettre en garde : la vraie menace pour Israël ne vient pas de l’extérieur, mais de ses divisions internes.

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David
David
2 années il y a

Monsieur le Rédacteur en Chef,

Vous serait-il possible ne fut ce qu’une seule parution de votre mensuel de ne pas salir l’Etat d’Israël sans faire un article défavorable ?
Ne pensez-vous pas que nous sommes bien servi déjà en Belgique par des supports de presses spécialisés dans le Israël bashing ?
J’aurais espéré, mais sans doute suis-je trop naïf, que lorsque vous avez été reçu par S.E. Madame l’ambassadeur d’Israël, celle-ci vous en fasse la demande mais certainement que ses proches conseillers ne l’avaient pas assez briefé avant votre rencontre.
Quand donc un ambassadeur d’Israël osera-t-il dire au CCLJ : ça suffit maintenant ! Etes vous avec nous ou contre nous ?

Patrick
Patrick
2 années il y a
Répondre à  David

Cher David,
Vous vous trompez d’ennemi mon cher.
Le “Regards” est profondément un ami d’Israël comme tout le CCLJ d’ailleurs.
Les articles (certains) ne font que mentionner des dérives de certains hommes politiques israéliens et c’est tout à fait normal qu’un ami d’Israël puisse émettre des critiques quand des choses ne vont pas comme par exemple les accointances douteuses entre le premier ministre inculpé – mais non condamné – de plusieurs faits de corruption avec des partis extrémistes religieux loin d’être démocrates.
L’ambassadeur d’Israël qui oserait dire au CCLJ “ça suffit maintenant” comme vous le préconisez ferait une grave erreur. Je ne vois pas d’ailleurs de quel droit il pourrait le faire au risque de se mettre une part importante de la communauté juive à dos.
Pour autant que de besoin, je rappelle que le CCLJ est le seul centre communautaire juif actif, le second ayant disparu après le décès de son fondateur Monsieur Arié Renoux. A ma connaissance il n’existe plus aucune autre organisation sioniste en Belgique digne de ce nom sauf peut être des groupuscules qui ne sont pas dignes d’intérêt.
Bon week-end aux lecteurs de Regards et du Forum du CCLJ.
Patrick

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris