Souvenirs amers de la première guerre du Liban

Elie Barnavi
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Le lundi 22 janvier a été la journée la plus meurtrière pour Tsahal depuis le début de la guerre de Gaza : vingt-quatre soldats tués, dont trois officiers de la brigade de parachutistes frappés par un missile antichar à Khan-Younès et, d’un coup, 21 réservistes ensevelis sous les décombres de deux immeubles qu’ils étaient en train de piéger dans le centre de la bande, tout près de la frontière israélienne. Les détails du désastre importent peu. Disons que, lorsqu’on manipule d’énormes quantités d’explosifs dans une zone de combat urbain, ce genre d’accident est hautement probable. L’armée va tenter de déterminer ses causes exactes, ce n’est pas mon propos ici. Il reste les larmes pour pleurer de jeunes vies fauchées et des familles endeuillées. Puis il reste des questions difficiles.

Et d’abord celle-ci : que faisaient-ils précisément dans ce secteur ? Dans une zone censée se trouver sous le contrôle opérationnel total de l’armée, leur mission consistait à raser les immeubles restants afin de créer, à terme, un périmètre de sécurité de 1 km entre la frontière d’Israël et la bande de Gaza. La logique militaire est évidente : il s’agit d’empêcher les terroristes du Hamas et du Djihad islamique non seulement de s’approcher de la frontière, mais aussi de les priver de points d’observation du territoire israélien.

Pour les Israéliens qui, comme moi, gardent en mémoire les événements tragiques de la première guerre du Liban dans les années 1980, cette stratégie sonne comme un bégaiement de l’Histoire. En 1985, lorsque Tsahal s’est retiré de l’essentiel du territoire libanais après trois ans de conflit, il s’est replié sur une « bande de sécurité » large d’une dizaine de kilomètres dans le sud du pays, en gros entre la frontière et le fleuve Litani. Quinze ans durant, la présence militaire israélienne, jointe à celle de ses supplétifs chrétiens de l’Armée du Sud-Liban, a rempli son rôle de bouclier des communautés frontalières de Galilée ; mais ce fut au prix de la vie de plus de cinq cent cinquante soldats tués dans des escarmouches quasi-quotidiennes avec le Hezbollah – un produit de cette guerre, soit dit en passant. À l’époque, c’est l’opinion publique qui a fini par avoir raison de l’obstination du gouvernement et des militaires. Début 1997, dans la foulée d’un accident d’hélicoptère qui a tué 73 soldats, quatre mères de soldats ont commencé à manifester avec leurs pancartes pathétiques “Get Out of Lebanon!” : ainsi naissait le mouvement des Quatre Mères. Trois ans plus tard, Ehoud Barak, fraîchement élu Premier ministre, tire les conclusions du fiasco et, conformément à sa principale promesse de campagne, retire les troupes du Sud-Liban, parachevant ainsi une aventure malheureuse entamée dix-huit ans auparavant.

Alors, pourquoi la « bande de sécurité » qui n’a pas fonctionné à l’époque au Liban fonctionnerait-elle aujourd’hui à Gaza ? D’autant que les terroristes gazaouis disposent de moyens d’observation, d’armes et de tunnels dont les terroristes libanais ne pouvaient que rêver.

Troublant parallélisme, et pas seulement à cause de l’enlisement des troupes, des promesses de « victoire totale », des « solutions » bancales du genre « zone de sécurité » et du manque de perspectives politiques. À l’époque, déjà, le débat public faisait rage, et il se trouvait des politiciens et des chefs militaires pour traiter les Quatre Mères et autres militants contre la guerre de lâches, voire de traîtres. Aujourd’hui, on entend les mêmes horreurs contre les familles des otages, coupables aux yeux des porte-paroles de la droite au pouvoir de « donner des armes au Hamas ». Il est sans doute normal que la question des otages ait remplacé celle des morts au combat. L’unanimisme guerrier des Israéliens est à la mesure du traumatisme subi le 7 octobre. Mais la saignée subie par nos troupes commence à peser sur le débat public. Après tout, nous avons perdu en un peu plus de trois mois de conflit cinq cent cinquante-deux soldats, soit un nombre équivalent de tués pendant les quinze ans d’occupation de la zone de sécurité au Sud-Liban.

Cependant, le parallélisme le plus déconcertant entre ces deux épisodes guerriers est le rejet absurde, criminel, de toute réflexion de stratégie politique. Quels que soient les coups que Tsahal porte au Hamas, la guerre ne saurait être gagnée si l’on s’obstine, à l’instar de Netanyahou et de ses laquais, à refuser d’envisager le « jour d’après ». Car dans toute guerre, l’aspect militaire n’en est qu’un parmi d’autres. La guerre est toujours, n’est-ce pas, « la continuation de la politique par d’autres moyens ». Cela se vérifie surtout dans le cas des conflits dits asymétriques comme celui-ci. La disparité de la puissance a beau être énorme, le sort des armes ne se décide pas seulement sur le champ de bataille. Faut-il rappeler que l’offensive du Têt du Viêt-Cong a échoué face aux Américains, que les Français ont gagné la bataille d’Alger ?

Dans un bourbier stratégique tel qu’Israël n’en a jamais connu, assailli qu’il est de toutes parts, l’internationalisation de la guerre de Gaza est un fait que nous refusons de voir. Nous avons besoin d’alliés, et le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne se bousculent pas au portillon. Pis, comme le montre le théâtre de l’absurde de La Haye, l’État juif est en train de se muer sous nos yeux ébahis en un paria des nations. Et nous faisons de notre mieux pour rendre la vie impossible à notre seul allié : les états-Unis. Or, les États-Unis sont à la peine. Ils espéraient s’extraire du Proche-Orient, les voici forcés de s’y impliquer derechef : soutien militaire massif à Israël ; envoi d’une armada en Méditerranée et dans le Golfe pour tenir en respect l’Iran et le Hezbollah et les empêcher d’ouvrir un deuxième front contre leur allié ; couverture diplomatique à l’ONU. Cette position se paie. Sur le front intérieur, où la désaffection d’un nombre croissant de démocrates dans une poignée d’États clés risque de faire perdre à Joe Biden la présidentielle. Sur le front extérieur, où l’administration ne parvient pas à reformer autour d’elle la coalition qu’elle avait tant bien que mal réunie contre l’agresseur russe en Ukraine. Témoins les couacs de l’opération dite « Gardien de la prospérité » qu’elle tente d’organiser, afin de faire face à la menace que font peser les Houthis sur les voies maritimes en mer Rouge, laquelle obère pourtant gravement le commerce international.

Nous en sommes là : un conflit asymétrique dans un coin de la Méditerranée orientale, qui métastase dans la région et au-delà, met à mal les équilibres régionaux et internationaux, et risque d’allumer une guerre majeure dont personne en veut. Or, pour faire face à la pire crise de son histoire, Israël dispose de cet unique allié, que Netanyahou, un délinquant narcissique entouré de valets et de fous de Dieu, fait tout pour s’aliéner. Tant que lui sera là, la guerre se poursuivra, sans autre but qu’elle-même, car il en a besoin pour se maintenir au pouvoir. Voilà pourquoi il refuse obstinément d’évoquer le « jour d’après », et se pose en rempart unique contre la création d’un État palestinien dont le monde entier, Américains compris, considère être la seule issue raisonnable à la crise.

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Léo
Léo
3 mois il y a

Voilà maintenant qu’Elie Barnavi se croit devenu un expert militaire. Il n’y connait rien alors qu’il arrête de parler de ce qu’il ne sait pas.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël