Rue de la Boétie, à Paris. En approchant des bureaux historiques de Serge Klarsfeld, un frisson nous parcourt l’échine. C’est un monument du XXe siècle que l’on s’apprête à rencontrer. En dépit de sa petite taille, l’homme qui nous accueille est un géant. Des décennies durant, à force de courage et de ténacité, Serge Klarsfeld a su faire exister la mémoire des déportés et la réalité de la Shoah, en faisant toute la lumière sur ces systèmes qui autorisaient, après-guerre, la persistance du nazisme au sein de trop nombreuses institutions. Aujourd’hui encore, ce combat d’une vie se poursuit comme il a toujours été mené : dans un cadre simple, au milieu d’un fatras de livres, d’archives et de cartons.
La bande tourne. S‘il répond désormais lentement, Serge Klarsfeld, âgé de 88 ans, n’a pas vraiment changé. Éternel franc-tireur, il répond dans la langue combative sinon effrontée qui a, finalement, toujours été la sienne. Officiellement, nous venons l’interroger à propos de son nouveau livre, On pensait qu’il allait revenir. Un puissant témoignage publié en coédition par Flammarion et l’Institut national de l‘audiovisuel. Les mots sont humbles. Ce livre, est, quant à lui, loin d’être anecdotique. Pour une fois, plutôt que d’éclairer le parcours heurté sinon dramatique des autres, Klarsfeld se confie et témoigne à la première personne. Il aura, pour ce faire, attendu l’extrême limite. Tardivement, les pièces du puzzle finissent par s’assembler.
« Guérilleros de la mémoire »
On connaissait jusqu’alors la vie militante de Serge Klarsfeld et de son épouse Beate, courageuses icônes auxquelles on doit le premier Mémorial de la déportation des Juifs de France, mais aussi la traque de nazis susceptibles d’accéder à des postes à responsabilités. On savait tout ou presque de la remarquable hauteur morale et de l’éthique de l’action de ces « guérilleros de la mémoire » auxquels Elisabeth Lenchener avait consacré, en 2010, un excellent documentaire. Ni les menaces ni les arrestations – notamment lors de leur tentative d‘enlèvement de Kurt Lischka, ancien responsable de la Gestapo – ne parviendront à faire ployer la ferveur d’un engagement sans cesse renouvelé. Ainsi, tandis que Beate traitait de nazi le chancelier Kurt Georg Kiesinger en plein parlement, puis le giflait en public lors d’un meeting à Berlin, Serge ne ménageait pas ses efforts pour traîner devant les tribunaux Klaus Barbie, René Bousquet, Paul Touvier ou encore Maurice Papon. Une histoire bien connue, donc.
Ce que le grand public connaissait moins était la situation de la famille du principal intéressé avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Un manque désormais comblé par la publication d’un livre dont le titre – On pensait qu’il allait revenir – évoque sans ambiguïté la disparition du père. À ce propos précisément, au fil des pages, on prend la mesure des traumas qui ont forgé les combats d‘une vie. Ceux d’un jeune garçon issu d’une famille bourgeoise, assimilée, traversant coûte que coûte les années 1940, échappant à la déportation, caché dans le double fond d’un placard avec sa mère et sa sœur. Ceux liés à la disparition de son père, Arno, résistant, évadé puis finalement mort à Auschwitz. Puisqu’il s’agit du thème central du livre, on interroge Serge Klarsfeld sur l’absence paternelle. À une époque où cela ne se fait pas encore, obsédé par son souvenir, il décide de se rendre à Auschwitz, sur ses traces. « Il est mort là-bas. J’y pensais énormément et me disais que j’aurais dû y mourir aussi d’une certaine façon, dit-il. J’avais l’habitude de me rendre dans les pays de l’Est ; une de mes tantes habitait à Bucarest. En 1965, je suis allé la voir et de là, j’ai pris un visa à l’ambassade pour transiter vers la Pologne et je suis allé à Auschwitz. Le souvenir me reste net : il y avait beaucoup de visiteurs des démocraties populaires qui venaient pour la Résistance polonaise. Par contraste, à Birkenau, qui était le centre d’extermination des Juifs, il n’y avait personne… C’est là que j’ai eu comme Claudel à Notre-Dame – mais moi c’était à Birkenau… – la révélation ! D’une part, il fallait défendre la mémoire des déportés, d’autre part, il fallait défendre cet État juif qui renaissait, qui redonnait de la dignité aux Juifs du monde entier, une donnée inédite depuis dix-neuf siècles. Je suis resté fidèle à ces deux axes toute ma vie. »
Géographie intime et force du témoignage
La vie de Serge Klarsfeld relève, dès l’enfance de l’épopée géographique. Entre autres exils, ballotages et voyages voulus ou forcés, on notera le récit de la première arrivée à Nice puis du retour dans cette même ville des décennies plus tard. Nice, ville hautement ambivalente pour les Klarsfeld, à la fois « refuge et souricière ». « Quand nous sommes arrivés », explique le principal intéressé, « ça a été un émerveillement. Je quittais la Creuse, qui était verdoyante, mais là, on découvrait tout autre chose, le soleil, les palmiers, et puis la mer. C‘est une ville que j‘aime vraiment beaucoup. Au bout de vingt-quatre heures, j‘en ai plutôt assez mais c’est une ville que j‘aime, malgré, je dirais, les mauvais souvenirs. Les mauvais souvenirs, c‘est aussi l‘envers des bons souvenirs puisque là-bas, nous avons connu le bonheur familial, juste avant que la tragédie ne se produise. Et puis la tragédie n‘est pas arrivée à cause de Nice, mais à cause des éléments extérieurs, de la Gestapo. J‘ai un bon souvenir de Nice, même si ma mère y est morte. Elle y est revenue. Elle avait mal au cœur. Elle voulait revoir les lieux où elle avait vécu et elle y est allée avec ma sœur. La dernière photo que j‘ai de ma mère, c’est à l‘endroit où j‘ai perdu mon père. Elle est devant la maison, avec la plaque au-dessus, en hommage à mon père. Et puis, le lendemain, elle a dit à ma sœur : ‘‘Dépêche-toi, on va être en retard. Allons au casino.’’ Elle était à l‘hôtel Negresco et elle est morte, à ce moment-là, d‘une crise cardiaque… C‘est une belle mort, parce qu‘elle voulait mourir debout et liée à mon père, en quelque sorte. » Comme souvent dans l’exercice du témoignage lié à la Shoah, on bascule, en l’espace de quelques mots à peine, du banal au tragique, des considérations personnelles au drame historique. Témoignage vertigineux ! Et plus que jamais utile dans les temps troublés que nous traversons. Il convient, dès lors, de saluer le travail de fond entrepris depuis plusieurs années par Flammarion, maison d’édition engagée, en partenariat avec l’INA. De saluer le travail d’éditeurs inspirés, parmi lesquels Sophie de Closets, Guillaume Robert et Emmanuel Clerc. En publiant les témoignages de grandes figures juives parmi lesquelles Simone Veil, Georges Kiejman ou encore Marceline Loridan-Ivens, ils permettent au public de s’approprier, par les mots, des témoignages que l’on avait jusqu’alors entendus de manière partielle seulement à la télévision ou à la radio. Un succès d’édition plutôt rassurant au moment où s’éteignent les derniers témoins.
Une stratégie : pousser Le Pen à changer
Se décrivant volontiers comme un homme du siècle dernier, Serge Klarsfeld n’en demeure pas moins un observateur attentif de la vie politique actuelle. Inquiet pour Israël, enjoignant la jeunesse juive « à ne compter que sur elle-même pour se défendre », il se veut néanmoins plus optimiste lorsqu’il évoque certains « progrès » récemment effectués par les partis d’extrême droite européens : « Mis à part en Allemagne avec l’AfD qui demeure un parti antisémite, on observe des progrès partout : Marine Le Pen condamne Vichy. Gianfranco Fini et Giorgia Meloni prennent, dans une moindre mesure, des distances avec le fascisme. Idem aux Pays-Bas et en Belgique. C’est tout de même un changement positif que je reconnais, quand d’autres ne veulent pas le prendre en compte. » Une position qui a évidemment suscité une levée de boucliers au sein du camp progressiste, évoquant un brevet de fréquentabilité accordé dans un contexte d’inexorable progression du Rassemblement National dans les urnes. Pourtant Klarsfeld persiste et signe. Selon lui, l’extrême droite aurait changé de nature et de méthode. On cherche à en savoir plus : « L’ADN de l’extrême droite, c’est l’antisémitisme. Dès lors qu’un parti d’extrême droite n’est plus antisémite, je considère qu’il entre dans l’arc des partis républicains. C’est une évolution positive et inattendue de voir un parti à fort taux de représentativité comme le RN condamner l’antisémitisme. Vingt-ans auparavant, leur position était loin d’être la même ! » En 2024, Serge Klarsfeld parie sur la sincérité d’une Marine Le Pen cherchant, de son côté, à engranger les dernières voix qui lui permettront de s’ouvrir grand les portes de l’Élysée. La position est déroutante, franchement déconcertante. « La composition de ce parti a changé », fait remarquer le principal intéressé. « Désormais, ses militants et électeurs viennent de partout. Ce n’est plus un parti minoritaire ! Ils sont à l’image des Français. Tant qu’à choisir, je préfère qu’un nombre croissant de nos concitoyens se prononce contre l’antisémitisme, quitte à y inclure les troupes du RN. » Qu’importe si sa position en choque certains et l’isole au sein du camp progressiste, l’avocat et historien suit sa ligne de crête et poursuit son combat mémoriel. Au fond, tout change mais rien ne change. Le logiciel Klarsfeld est et demeure centré autour de la Shoah. Tout, chez Serge Klarsfeld découle de cette question, la seule qui détermine sa ligne de conduite. « J’attends de Marine Le Pen un discours fondateur qui n’a pas encore été prononcé. Je ne l’ai pas entendue sur la loi Gayssot condamnant l’expression révisionniste qui, de facto, protège les Juifs, ni sur le discours de Jacques Chirac prononcé en 1995 sur la culpabilité de l’État français à Vichy… » Le renversement, s’il se produisait, serait tout bonnement révolutionnaire du point de vue lepéniste !