Tout commence en 2016 lorsque lorsqu’un documentariste réalisant un film sur Arthur Langerman, un des plus grands collectionneurs d’objets antisémites au monde et Mensch de l’année 2020, contacte cette dame et lui apprend que sa maison était une pouponnière juive où Arthur Langerman a vécu entre 1944 et 1945. Elle rencontre alors ce dernier et deux autres « enfants » de la pouponnière Baron de Castro. L’absence de souvenirs frappe immédiatement Maria Isabel Alvarez Cuartero. « Je lisais dans leur regard la frustration de ne pas reconnaitre les lieux, de ne pas retrouver le moindre élément évocateur. En somme, ils ne se souvenaient de rien », constate-t-elle. Arthur Langerman n’a découvert que très tard qu’il avait vécu entre 1944 et 1945 dans cette pouponnière. « J’ignorais tout cette période qui n’était qu’un trou noir dans ma mémoire », confirme-t-il. « C’est Daniel Dratwa, l’ancien conservateur du Musée juif de Belgique, qui m’a montré un album de photos d’une ancienne puéricultrice de cette pouponnière contenant des photos de bébés assis dans le salon de la maison où j’apparais. Pour les propriétaires actuels, ce fut un choc de découvrir que la maison où ils vivent depuis 2004 avait abrité une telle institution liée à la Shoah en Belgique ».
Retracer le destin de 78 enfants juifs
Cette rencontre fut pour Maria Isabel Alvarez Cuartero le point de départ de six années de recherches sur l’histoire de cette maison et sur le destin des 78 enfants juifs qui y ont vécu. Elle commence par rencontrer des membres de l’Association pour la mémoire de la Shoah (AMS) qui lui apprennent que la pouponnière Baron de Castro faisait partie d’un ensemble de homes créés et dirigés par l’AJB. Et inévitablement, ils lui expliquent ce qu’était l’AJB, cet organisme créé en novembre 1941 par les Allemands pour exclure économiquement, socialement et politiquement les Juifs de la société belge et pour servir d’interlocuteur principal pour la mise en œuvre des mesures anti-juives, dont les convocations pour les déportations vers Auschwitz-Birkenau.
« A partir de ce moment-là, je me plonge littéralement dans la Shoah en Belgique. Pour moi, c’était quelque chose de méconnu. Je savais des choses sur la Shoah en France, en Pologne, dans les Pays baltes et en Ukraine mais rien sur la Belgique », explique Maria Isabel Alvarez Cuartero. « Cette plongée dans la Shoah commence par la lecture de tout ce qui traite de la Shoah en Belgique. L’incontournable Maxime Steinberg devient mon compagnon nocturne pendant un certain temps et ensuite j’étoffe mes connaissances en lisant les travaux d’autres historiens pour bien saisir tous les mécanismes que les Allemands ont mis en place pour déporter les Juifs de Belgique.
Parallèlement, je m’appuie sur la liste dressée par Sylvain Brachfeld (l’auteur d’Ils n’ont pas eu les gosses, ce livre publié en 1989 à compte d’auteur consacré aux homes d’enfants de l’AJB) pour aller à la recherche des 78 enfants ayant séjourné dans la pouponnière de la Rue Baron de Castro, c’est -à-dire ma maison actuelle. De fil en aiguille, je commence à en retrouver et je passe presque toutes mes nuits à poursuivre mes recherches au lieu de me livrer à ma passion pour la broderie. J’utilise des sources très diverses : des témoignages récoltés par Yad Vashem, des listes des convois partis de Malines, des nécrologies parues dans les journaux, des annuaires téléphoniques, notamment celui de Bezeq en Israël, etc. J’ai également consulté des documents au United States Holocaust Memorial Museum (USHMM) de Washington, à Mémorial Kazerne Dossin, à Yad Vashem, à la Wiener Library de Londres, etc. Je rencontre aussi différentes personnalités de la communauté juive belge impliquées dans la transmission de la mémoire de la Shoah ».
Enfants frappés d’amnésie sur cette période
Il faut reconnaitre que peu d’amateurs éclairés possèdent une aussi bonne connaissance de la Shoah en Belgique que Maria Isabel Alvarez Cuartero. Mais surtout, elle réussit à entrer en contact avec des enfants de la pouponnière Baron de Castro dispersés entre la Belgique, les Etats-Unis et Israël et s’aperçoit à nouveau que l’amnésie sur cette période ne frappe pas qu’Arthur Langeman. « Non seulement ils n’ont pas de souvenir de la pouponnière Baron de Castro mais après-guerre, leur famille, et plus particulièrement le parent survivant, ne leur ont rien raconté », fait remarquer Maria Isabel Alvarez Cuartero. « C’est un sujet dont on ne parlait pas et sur lequel on ne posait pas de questions. C’est la raison pour laquelle, ces enfants se présentent généralement comme des enfants cachés. Et lorsqu’ils ont pris conscience qu’ils n’étaient pas des enfants cachés, ils ont le sentiment d’appartenir à une sous-catégorie honteuse d’enfants des homes de l’AJB. Ce sentiment de honte ne fait qu’accroitre le trou noir qu’ils maintiennent sur cette période et les incite parfois à raconter qu’ils étaient cachés dans des homes de la Croix rouge ou qu’ils avaient bénéficié de l’action d’un Schindler belge ».
Ne voir dans les efforts entrepris par Maria Isabel Alvarez Cuartero qu’une enquête qu’elle a menée comme un détective pour retrouver tous ces enfants aujourd’hui octogénaires serait passer à côté de l’essentiel de sa démarche. « En découvrant le passé de la maison où je vis depuis presque 20 ans, la Shoah m’est tombée sur la tête », assure-t-elle. « Cette maison a une histoire particulière : des enfants voués à l’extermination y ont échappé. J’ai essayé de restituer à ces enfants leur passé et les souvenirs qui leur ont été volés. C’est tout. Mon histoire et celle des recherches que j’ai menée n’ont aucune importance. C’est purement anecdotique et digne d’une émission de téléréalité. Je ne veux pas que mes six années de recherches fassent de l’ombre à l’histoire de la Shoah et à celle de la difficile et douloureuse reconstruction des Juifs après la guerre ».
Empêcher les Juifs de passer dans la clandestinité
Aujourd’hui, la préoccupation majeure de Maria Isabel Alvarez Cuartero est de faire reconnaitre les enfants des homes de l’AJB comme des victimes de la Shoah au même titre que les enfants cachés. A ses yeux, cette reconnaissance est cruciale et compliquée à la fois car ils doivent être considérés comme des victimes à part entière sans jamais réhabiliter l’AJB ni minimiser son rôle dans la persécution des Juifs de Belgique. Il s’agit bien d’un exercice périlleux car l’AJB demeure un terrain miné de la mémoire juive belge. Lorsque l’occupant allemand décide au printemps 1943 de confier à l’AJB la création de homes pour enfants juifs orphelins, isolés ou abandonnés mais aussi de homes de vieillards et de dispensaires médicaux, un véritable ghetto légal urbain est mis en place. Ce réseau social placé sous la responsabilité de l’AJB et contrôlé les responsables SS des affaires juives n’a jamais été créé pour épargner les enfants, les vieillards et les malades juifs qui y séjournent. L’objectif est précisément de permettre aux Allemands de mettre très facilement la main sur des Juifs lorsqu’ils décideront de les déporter. « La création des homes de l’AJB, encouragée par le pouvoir occupant, que ce soit pour des enfants ou des personnes âgées, accrédite l’illusion que les Juifs partent ‘’au travail’’ », insiste Catherine Massange, historienne spécialiste des homes de l’AJB. « Cette image trompeuse est destinée aux Juifs eux-mêmes, qui entrevoient de manière croissante le danger sans pouvoir le préciser ou en prouver la réalité. Ils se cachent, de plus en plus nombreux, alors que se structurent les réseaux de Résistance qui tentent de les protéger, comme le Comité de Défense des Juifs (CDJ). Cette évolution va bien sûr à l’encontre de la politique de l’occupant, qui veut identifier et fixer territorialement tous les Juifs, les isoler des non-Juifs, pour finalement les exterminer »[1]. L’obsession des Allemands est bien d’empêcher les Juifs de passer dans la clandestinité.
Cette duperie allemande crée également l’illusion que les enfants juifs sont protégés et ne seront pas déportés. Et même si les enfants des homes de l’AJB sont temporairement épargnés, les Allemands ne se privent absolument pas de déporter des enfants. Ainsi, sur les 5.000 Juifs de moins de 16 ans qui sont déportés, 1.200 le sont entre 1943 et 1944, période pendant laquelle l’AJB compte sept homes et environ 600 pensionnaires. Comme l’a martelé à maintes reprises Maxime Steinberg, l’historien précurseur des études sur la déportation des Juifs de Belgique, les homes de l’AJB n’appartiennent pas à l’histoire du sauvetage des enfants juifs sous l’occupation allemande. « La création et l’extension du réseau d’hébergement ne résultent pas d’une stratégie de défense juive dont l’AJB, ses dirigeants et son personnel, seraient les acteurs. Les homes d’enfants et les asiles de vieillards témoignent du sens de l’opportunité des autorités allemandes d’occupation »[2]. Le CDJ est la seule organisation juive impliquée activement dans le sauvetage des enfants juifs. Il organise la mise à l’abri des enfants juifs en les plaçant clandestinement auprès de particuliers ou d’institutions religieuses ou laïques.
Pas de liste Schindler belge
D’aucuns objecteront malgré tout que les enfants des homes de l’AJB ont été bel et bien épargnés. « Mais ils ne sont pas les heureux bénéficiaires d’une autre liste Schindler que les gens de l’AJB particulièrement astucieux seraient parvenus à concocter en neutralisant l’un ou l’autre Führer SS du camp de Malines ou de la Judenabteilung », souligne Maxime Steinberg. « Les enfants assignés à résidence dans les homes juifs de l’occupation nazie doivent la vie aux atermoiements opportunistes des services allemands et surtout à la rapidité de l’avance des armées alliées qui précipite leur débâcle dans le pays occupé. Ces circonstances historiques, et elles seules, expliquent pourquoi les enfants des homes ne prennent pas place dans le tout dernier convoi parti vers Auschwitz-Birkenau. Si dans le cas belge, les SS ‘’n’ont pas eu les gosses’’, c’est tout prosaïquement parce qu’ils n’en ont pas eu le temps »[3].
Si cette vérité historique mise en exergue par les chercheurs les plus qualifiés démonte l’inversion de l’histoire et le conte de fées qu’une certaine mémoire en mal de légitimité a tenté d’imposer, elle ne s’en prend jamais aux enfants des homes de l’AJB, et tout particulièrement ceux de la pouponnière Baron de Castro. Ces derniers sont innocents : ils n’ont rien ne fait ni rien demandé. Comme les enfants cachés, ils sont les victimes de cette histoire tragique. Mais ce n’est que sur base de la vérité historique, et non des mythes rassurants, que la reconnaissance pleine et entière du statut de victime pourra se faire.
J’y étais, mais je pense que le dernier convoi en partance de Malines avait déjà quitté le terrible camp belge. J’avais avant cela été ballottée entre des familles d’accueil et le “home” de Mademoiselle Sorel… (sous un nom d’emprunt, bien sûr) avec l’aide de femmes courageuses, faisant partie de ce qu’on appelait “la garde blanche” du CDJ… En l’occurance, via la vigilante Paule Renard dont le nom d’emprunt était SOLANGE !
Cher Nicolas,
Comme tu me cites dans l’article ci-dessus pour avoir préservé une partie de l’histoire des Juifs sous l’occupation, ce dont je te suis gré et ce n’est pas le seul album. Je me demande pourquoi tu oublies que Regards et la Centrale en :2013-2014 ont chacun publié un appel à témoin en publiant une photo de groupe des poupons du home Castro. Le résultat que je sache fut nul.
Quant à ton analyse sur les homes de l’AJB, elle me semble TRÈS UNIVOQUE !
À ma connaissance seul le couvent à Anderlecht « attaqué « par Bernard Fenerberg et ses amis ainsi que l’attaque du 20 é convoi ont tenté quelques choses pour sauver des juifs. Il n’y a eut à aucun moment un plan pour vider les homes par les résistants juifs ou non juifs et cacher les pensionnaires en les dispersant dans la nature pendant les 24 mois du danger.
Le procès que tu leur fait 78 ans plus tard a été fait par le parquet de Liège en 1945 et s’est conclu comme tu le sais par un non lieu en 1947.
Sans doute l’histoire des homes auraient pu avoir une fin dramatique mais l’histoire en a voulu autrement.
Ne doit-on pas s’en réjouir ?
JE remarque que vous vous interrogez sur le fait qu’on n’ait pas caché ces enfants ; qu’on ne les ait pas dispersés au lieu des les “offrir” en quelque sorte aux sbires de tout poil .