Quand on grandit dans une famille ashkénaze, il est une histoire dont on prend rapidement connaissance. Celle qui parle de ghettos, de trains, de camps, de fosses, de chambres à gaz. Celle des « survivants », comme on les appelle, et de ceux qui ne sont jamais revenus. Celle des cendres et des enfants cachés. Mais il est une dimension plus lumineuse de cette histoire ignoble qui est également enseignée dès la petite enfance : l’intervention des Justes parmi les Nations. Cette expression, puisant ses racines dans le judaïsme, a été forgée spécifiquement pour désigner les personnes non-juives qui, dans ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler « les heures les plus sombres », n’ont pas hésité à tout risquer pour sauver des Juifs d’une mort certaine. Chaque année, depuis 1963, des cérémonies sont organisées et des Justes ou leurs descendants reçoivent des médailles à la demande de familles de survivants, car il est encore courant que les enfants ou petits-enfants de ces derniers (puisque, malheureusement, les derniers témoins disparaissent) cherchent à retrouver ceux à qui ils doivent tant.
Dans les familles, les centres culturels, les synagogues et les écoles juives, ces récits, on les entend dès le plus jeune âge. Et si cela n’efface rien de l’horreur que fût la Shoah, cela permet une chose capitale pour la construction des enfants : grandir sans haine pour le genre humain. À partir du moment où l’on apprend, simultanément, que des hommes ont torturé et exterminé par haine de la différence, et que d’autres ont mis leur vie en danger pour s’opposer à ce plan macabre et sauver un Autre dont ils ne connaissaient, bien souvent, rien, on acquiert d’entrée de jeu une palette plus large et complexe pour regarder le monde et les êtres qui le peuplent. On comprend vite que « les gentils » et « les méchants », sont des cases très éparses et que ce n’est ni votre nationalité, ni votre religion, ni votre sexe qui détermine votre degré d’humanité. Voilà ce qui manque tant au Wokistan.
Condorcet l’universaliste
Dépeindre la lutte pour l’émancipation des femmes comme si les hommes formaient un bloc monolithique misogyne est non seulement faux et malhonnête, mais grave dans ses conséquences pour les rapports entre les deux sexes. Lire certaines néo-féministes débiter qu’un homme ne peut être féministe, mais éventuellement – leur mansuétude n’a pas de limite – « allié » est grotesque. Enjoindre les hommes à moins parler, enjoindre les femmes à arrêter de lire ou écouter les auteurs et penseurs masculins, dresser des catégories en essentialisant les esprits, tout cela est absurde. Condorcet était un homme. Pourtant, le 3 juillet 1790, dans son texte Sur l’admission des femmes au droit de cité, sa plume est vive et limpide quand il réclame l’égale citoyenneté pour celles-ci. Un homme « déconstruit » ? Non, un universaliste. Il suffit de le lire pour s’en convaincre. Lorsqu’il interpelle les philosophes et législateurs, il assène sans demi-teinte : « Tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze millions de femmes ? Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou montrer qu’elles ne sont pas capables de les exercer. Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens ». Condorcet exige l’égalité non pas au nom d’un particularisme, mais parce qu’il considère qu’un droit humain s’applique à tout être humain qui respire. Sa condition masculine ne l’empêche pas de penser la condition féminine, car, pour lui, la fraternité s’étend naturellement jusqu’à la femme.
Cinquante nuances d’Histoire
Dépeindre l’esclavage comme étant le produit du seul monde dit « blanc » est tout aussi faux. Le monde arabo-musulman ne fut pas en reste sur le plan de la traite d’êtres humains, puisqu’il y a ravagé l’Afrique pendant treize siècles, soit plus longtemps que le monde occidental. Il n’est pas question de dédouaner qui que ce soit sur le mode « et vous alors ? », ou en comparant qui aurait mis plus de temps à voir l’horreur que constituait l’esclavage ; c’est une histoire bien laide que nous avons tous en commun. Mais on ne peut laisser penser que l’Occident était seul dans sa violence. Non, nos sociétés sont plus complexes que cela. Et le Nouveau Monde a fait montre de cette complexité. Les démocrates américains, aujourd’hui si prompts à dénoncer le racisme, étaient moins pointilleux dans les années 1920, quand il s’agissait, par exemple, d’interdire le lynchage (il faut préciser qu’ils étaient, à l’époque, proches du Ku Klux Klan). Les républicains, eux, portaient en leur sein des activistes des droits civiques, comme Leonidas C. Dyer et se sont opposés à l’esclavage à travers la personne de Lincoln. Ces deux hommes étaient « blancs », américains et contemporains d’autres hommes « blancs » américains avec qui ils n’avaient pas grand-chose d’autre en commun. Nos couleurs ne nous définissent pas. Nous sommes des êtres pensants et mouvants. Même nos étiquettes politiques peuvent changer. Qui aurait imaginé que ces mêmes républicains, aujourd’hui de droite conservatrice, accoucheraient un jour d’un Donald Trump ? Nos cases ne sont ni figées ni hermétiques, et il faut toujours prêter attention aux fissures…
La résilience de Simone Veil
La dépénalisation de l’avortement en France, si puissamment défendue par Simone Veil, était, en réalité, l’initiative d’un homme… Un homme blanc, hétérosexuel et de centre droit : Valéry Giscard d’Estaing. Catholique, le président était, à titre personnel, moralement opposé au concept d’avortement. Mais il y avait une urgence sanitaire et sociale qu’il savait devoir faire passer avant ses croyances et convictions intimes. Et pour être sûr de ne pas polluer le débat avec des a priori sur celle qui porterait sa loi devant l’Assemblée nationale, il opta pour une femme alors peu connue, mais surtout, peu clivante. Simone Veil marqua l’histoire de France avec sa plaidoirie et elle marqua l’histoire de l’Europe en bataillant pour son établissement. Celle qui avait connu Birkenau et Bergen-Belsen, où elle avait vu sa mère mourir du typhus, ne s’était pas enferrée dans la vengeance mais dans la reconstruction. Elle prit soin de faire œuvre de mémoire et de témoignage auprès de ses petits-enfants, comme auprès du grand public. Les officiers allemands, la cruauté nazie, elle parla de tout avec dignité et ne se censura pas. Mais, dans le même temps, son impulsion fut de tendre la main à l’Europe et, à travers elle, à l’Allemagne. Voilà ce qu’il manque au Wokistan. On ne prend pas sa revanche par le talion. Répondre systématiquement aux critiques sur les excès du militantisme par un « c’est votre tour de morfler un peu » est insensé. Pour se reconstruire et avancer, on est toujours tenté de « faire payer » celui ou celle qui nous a fait du tort. C’est humain, et c’est pour juguler ce sentiment normal que la Justice existe. Mais lorsque vous projetez votre bourreau ou celui de vos ancêtres sur des millions de visages, vous ne reconstruisez rien. Vous cassez la possibilité pour d’autres de se relever.
Refus d’assignation
« Je suis nuancée. C’est une hygiène de vie. À agir sans nuance, on éveille le pire en nous, celui qui conduit au recul de toutes les luttes. Je veux l’exigence de la nuance. Je suis une femme, je ne suis pas une victime, je l’ai été, ces choses-là passent. C’est ma première nuance. (…) Je vais de l’avant, comme beaucoup de femmes, au même titre que les hommes de ce pays et de mon ère, il n’y a qu’ensemble que nous mènerons à bien le combat de l’égalité quotidienne. (…) Bien des batailles féministes restent à mener, s’aliéner la moitié de l’humanité pour y parvenir est une hérésie ». Voici parmi les premiers mots lumineux qu’écrit Tristane Banon dans son ouvrage La Paix des sexes (éd. L’Observatoire). Celle qui fut agressée sexuellement par Dominique Strauss-Kahn ne nie rien des enjeux pour la condition féminine, mais rejette fermement d’assigner un sexe à une inévitable prédation. Voilà ce qu’il manque au Wokistan : le désir de construire ensemble. Seuls semblent compter la vengeance et la culpabilisation d’un Autre qui n’a, souvent, aucun lien avec le véritable coupable, si ce n’est de lui ressembler. Seule semble compter la satisfaction d’écarter un groupe qui avait une place trop confortable et visible. On parle d’histoire et d’égalité comme de parts de marché ou de crime d’honneur. Ce n’est pas là rendre hommage aux victimes ou honorer leur mémoire. Ça ne punit pas non plus les coupables ou leurs fantômes, loin de là. La véritable punition consisterait à établir ce qu’ils auraient tous vomi : une société qui, dans toute sa complexité et sa pluralité, est enfin apaisée. Une société où l’on se regarde bien en face, sans faux-fuyants, avec toutes nos errances et nos lumières, pour tenter d’avancer côte-à-côte.
Un article remarquable. A marquer d’un grand signet.
Merci, c’est riche d’enseignements et d’arguments
Une analyse très approfondie et justifiée. M