Les Juifs de Belgique à la loupe du démographe

Nicolas Zomersztajn
L’Institute for Jewish Policy Research de Londres a publié en novembre 2022 une vaste enquête démographique sur la population juive de Belgique. Confirmant les différences énormes entre les populations juives d’Anvers et de Bruxelles, elle prévoit également une croissance démographique très élevée des Juifs ultra-orthodoxes. Si cette évolution se confirme, elle modifierait considérablement le visage de la judaïcité belge.
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La Belgique est apparue depuis des années comme un « trou noir » des études démo­graphiques juives. Les estimations de la population juive ont longtemps reposé sur une bonne dose de conjectures et les caractéristiques sociales et culturelles des Juifs de Belgique étaient peu connues. Les choses ont heureusement changé grâce à la vaste enquête menée entre 2020 et 2021 par le célèbre démographe israélien de l’Université hébraïque de Jérusalem Sergio Dellapergola et son collègue anglais, Daniel Staetsky, démographe et statisticien actuellement chercheur à l’Institute for Jewish Policy Research (JPR) de Londres. Grâce à la collaboration des institutions juives de Belgique, ces deux démographes ont enfin pu dresser le profil démographique de la population juive de Belgique dans une enquête dont les résultats ont été publiés en novembre 2022. « Nous nous appuyons sur plusieurs sources pour notre évaluation de la taille actuelle de la population juive de Belgique », explique Daniel Staetsky lors de la présentation de son enquête en décembre dernier aux responsables communautaires bruxellois. « Chacune d’entre elles envoie un signal particulier sur la taille possible de la population juive de Belgique. Le nombre de décès, de naissances, de ménages, d’élèves dans n’importe quel cadre éducatif obéit à certains schémas et contraintes démographiques et suggère des limites supérieures et inférieures aux chiffres de la population. En raison de l’existence et de la cohérence de ces schémas, tout nombre observé de décès annuels, par exemple, peut être interprété comme le signal d’une population d’une certaine taille et ne peut être significativement supérieur ou inférieur ».

Environ 29.000 Juifs de Belgique

En combinant ces divers signaux indépendants, ils ont pu aboutir à une seule estimation empiriquement étayée d’environ 28.900 Juifs pour 2021. Ce chiffre correspond à ce qu’ils qualifient de « noyau dur » de la population juive, c’est-à-dire les personnes qui s’identifieraient comme juives si on leur posait la question, par exemple dans une enquête ou un recen­sement. Si l’on ajoute les personnes qui ont des parents juifs mais ne s’identifient pas comme telles, l’estimation passe à 35.000 Juifs. Si l’on prend en compte tous les non-Juifs qui ont des liens familiaux avec des Juifs et qui ont le droit de s’installer en Israël en vertu de la loi du retour, la population totale des Juifs et des personnes ayant des liens avec les Juifs s’élève à 46.000 personnes.

Selon cette enquête, la majorité des Juifs de Belgique vit à Anvers (environ 16.000, soit 56% de la population juive totale), et à Bruxelles et dans ses environs (environ 11.000, soit 39%). En dehors de ces deux zones, la présence juive est probablement de l’ordre de 1.000 à 2.000 personnes, soit 5 % de la population juive belge. La concentration des Juifs dans les deux grands centres urbains du pays contraste fortement avec le modèle qui prévaut dans la population belge. Alors que 95% des Juifs vivent dans les régions de Bruxelles et d’Anvers, seuls 20% de la population belge totale y vivent.

Anvers l’ultra-orthodoxe…

Le sous-titre de cette enquête « Un portrait démographique et social de deux populations » met d’emblée en exergue l’existence de deux populations juives, celle de Bruxelles et celle d’Anvers, aux caractéristiques religieuses, sociales et culturelles très différentes les unes des autres. Les intuitions de nombreux observateurs ont été évidemment confirmées par cette enquête : la population juive anversoise est très majoritairement religieuse et pratiquante puisque 63% des Juifs d’Anvers sont ultra-orthodoxes et 19% sont orthodoxes. A Bruxelles, la situation est en revanche diamétralement opposée : la présence orthodoxe est marginale (3%) et celle des ultra-orthodoxes est quasi inexistante (1%). La capitale belge possède effectivement une population juive largement sécularisée et laïcisée puisque 38% d’entre elle se considèrent comme « simplement juives » et 35% se revendiquent « tradition­nalistes ». Qu’y a-t-il derrière ces deux dernières catégories étiquettes ? « Les personnes qui s’identifient comme « simplement juives » sont généralement peu enclines aux rituels faciles et très peu enclines aux rituels exigeants », précise Daniel Staetsky. « Celles qui s’identifient comme traditionnalistes sont attachées aux rituels faciles (célébrations des grandes fêtes juives comme Pâques, Rosh Hashana et Yom Kippour) et en même temps proches de « simplement juives » en ce qui concerne le non-respect strict de Shabbat, des prières quotidiennes, leur présence régulière à la synagogue, le bain rituel et de toutes les prescriptions religieuses rythmant leur vie quotidienne. Pour le reste, notamment le respect des prescriptions alimentaires (la cacherout), elles se situent en fait à mi-chemin entre les Juifs orthodoxes et les « simplement juifs » en termes de portée de ces prescriptions ». On peut considérer qu’il y a d’un côté Anvers la pieuse et de l’autre Bruxelles la laïque, à tout le moins la non-religieuse dans la mesure où 73% des Juifs de Bruxelles sont « simplement juifs » et traditionnalistes. Si l’on ajoute les 15% de Juifs libéraux et réformés présents à Bruxelles, cela donne une judaïcité bruxelloise non-orthodoxe largement majoritaire (88%) par opposition à celle d’Anvers où les traditionnalistes et les « simplement juifs » ne représentent que 16% !

Bruxelles la non-pratiquante

Cette configuration bicéphale de la judaïcité belge n’est pas sans conséquence sur des aspects religieux, sociaux et culturels fondamentaux de l’identité juive. Ainsi, en ce qui concerne la hiérarchie de ces aspects, le contraste entre les Juifs de Bruxelles et ceux d’Anvers est significatif. Le plus flagrant porte sur la croyance en Dieu et la pratique religieuse qui en découle. Etant donné les profils religieux de ces sous-populations, la croyance en Dieu est assez centrale pour l’identité juive à Anvers, alors qu’elle est plus marginale à Bruxelles, plus sécularisée. Il convient également de noter que les aspects de la mémoire (souvenir de la shoah) et les préoccupations existentielles (antisémitisme) sont très importants dans les deux contextes géographiques. Même si à Bruxelles ils occupent le sommet de la hiérarchie des aspects très importants, une majorité absolue à Anvers considère ces aspects comme très importants aussi. Ils sont simplement éclipsés par les aspects religieux (croire en Dieu, partager les fêtes juives en famille). A Anvers, la majorité absolue des Juifs observe toutes les pratiques juives répertoriées. En revanche, à Bruxelles, la majorité n’assiste qu’au seder de Pessah et ne jeûne qu’à Yom Kippour. En effet, seuls 10% environ vont à la synagogue chaque semaine et mangent casher à la maison, et seuls 5% des Juifs de Bruxelles n’allument pas les lumières le jour du shabbat. « Pourtant, ce faible niveau d’observance du shabbat parmi les Juifs de Bruxelles ne signifie pas qu’ils ne le marquent d’aucune manière. Au contraire, près de 40% allument des bougies du shabbat le vendredi soir », nuance Daniel Staetsky. Il est à noter que le classement des différents rituels juifs est le même dans les deux grandes communautés, malgré l’écart substantiel dans la fréquence et l’intensité d’observance. Enfin, il est important de relever que la prévalence de la pratique de la circoncision a pu être établie sur la base des sources administratives de la communauté juive belge, à savoir les registres tenus par les mohelim (personnes pratiquant traditionnellement la circoncision). Il en découle un respect quasi unanime de cette pratique : 95% des enfants juifs de sexe masculin en Belgique sont circoncis.

La religiosité des Juifs d’Anvers et la sécularisation élevée des Juifs de Bruxelles se manifeste aussi lorsque le profil éducatif des Juifs est envisagé. De manière générale, La proportion d’adultes juifs belges ayant suivi un enseignement universitaire (60%) est plus élevée que celle de la population belge (41%). Ce schéma, et l’ampleur de la différence, s’observent également dans toute la diaspora juive actuelle. Cependant, il existe une différence significative dans le niveau d’éducation entre les populations juives d’Anvers et de Bruxelles : 80% des adultes juifs de Bruxelles ont un diplôme universitaire, soit deux fois que ceux d’Anvers parmi lesquels seuls 39% sont titulaires d’un diplôme de ce type. La domination numérique des Juifs ultra-orthodoxes à Anvers explique cette disproportion : seuls 29% d’entre eux ont atteint un niveau d’études universitaire même s’ils sont nombreux à posséder une éducation religieuse très poussée.

Six enfants par femme !

Enfin, s’il y a bien un domaine où la différence entre Anvers et Bruxelles est non seulement flagrante mais présente un enjeu démographique majeur : le taux de fécondité, c’est-à-dire le nombre moyen nombre moyen d’enfants attendus d’une femme. Celui des Juifs de Belgique est globalement beaucoup plus élevé que celui de la population belge. En 2020, il était estimé à 3,6 enfants par femme alors que celui de la population belge est de 1,6. Les Juifs de Bruxelles ont un taux de fécondité évidemment inférieur (1,8 enfants) à ceux des ultra-orthodoxes d’Anvers. La fécondité relativement élevée de la population juive de Belgique s’explique à nouveau par la forte présence des Juifs ultra-orthodoxe à Anvers dont le taux de fécondité est de six enfants par femme ! « Ce qui ressemble aux niveaux observés chez les Juifs ultra-orthodoxes au Royaume-Uni, et probablement un enfant de moins que dans le même groupe en Israël », fait remarquer Daniel Staetsky.

En ce qui concerne la mortalité, l’espérance de vie des Juifs de Belgique est plus élevée que celle de la population totale de la Belgique. À cet égard, il n’y a pas de différence entre les Juifs religieux et non-religieux, ni entre les Juifs de Bruxelles et d’Anvers. Les estimations de cette enquête démographique montrent que l’espérance de vie à la naissance des hommes juifs en Belgique est d’au moins 81,5 ans, et celle des femmes juives de 85,0 ans. Ces chiffres sont supérieurs aux niveaux observés dans la population totale de la Belgique, où l’espérance de vie des hommes est de 79,1 ans et celle des femmes de 83,7 ans. « Cette observation d’une longévité relativement élevée par rapport aux populations environnantes a été observée pendant de nombreuses années et dans différentes communautés juives de diaspora, et a été attribuée au statut socio-économique relativement élevé des Juifs ainsi qu’à certaines caractéristiques comportementales ancrées dans la culture et l’histoire politique juives », assure Daniel Staetsky. « Des recherches antérieures sur les différences de mortalité en fonction de la religiosité chez les Juifs ont montré que les niveaux de longévité des Juifs ultra-orthodoxes et des Juifs non-religieux sont comparables. Nos données indiquent également que les Juifs de Bruxelles et d’Anvers sont similaires en ce qui concerne les niveaux de longévité ».

Dé-sécularisation des Juifs par la démographie

Plus les Juifs sont religieux, plus ils font d’enfants, pourrait-on dire. Cela peut paraitre schématique voire lapidaire mais c’est clairement ce constat que peut tirer tout lecteur de ce document précieux. Car selon ses auteurs, la population juive de Bruxelles connaît une croissance proche de zéro. Le nombre de naissances dans cette population est très proche du nombre de décès. En revanche, la population juive d’Anvers, majoritairement ultra-orthodoxe, présente un excédent important de naissances par rapport aux décès. Cette population juive très religieuse apparait donc comme le moteur de la croissance de la population juive belge dans son ensemble et il est plus que probable qu’une croissance positive y soit observée au cours du prochain quart de siècle grâce à elle. « Alors que la population juive de Bruxelles peut stagner ou décliner, la forte proportion de Juifs ultra-orthodoxe à Anvers, avec ses taux de fertilité élevés et sa structure démographique jeune, indique un potentiel de croissance important. Si cela devait se produire, cela pourrait porter la population juive belge à environ 40.000 personnes, soit retrouver la taille estimée dans les années 1960 et 1970 », estime Daniel Staetsky. « Cela signifierait également que la population juive belge pourrait subir une nouvelle dé-sécularisation par la démographie, un processus qui est également en cours en Autriche et au Royaume-Uni : la proportion d’ultra-orthodoxes et la part d’Anvers parmi les Juifs belges devraient encore augmenter ». D’autres études de ce type portant sur d’autres communautés juives de diaspora et d’Israël ont confirmé cette tendance : les effets globaux de cette dynamique de croissance démographique conduisent à un scénario dans lequel la proportion de Juifs ultra-orthodoxes dans la population juive mondiale passera de 14% aujourd’hui à 23% en 2040.

Si les Juifs d’Europe, d’Amérique et d’Israël ont massivement choisi la voie de la modernité au 20e siècle, de nombreux indicateurs contenus dans cette étude montrent que cette orientation risque d’être remise en cause par la démographie. La modernité et la laïcité ne seraient donc plus les voies royales qu’empruntera une portion de plus en plus importante, certes encore minoritaire, du peuple juif. Dans son essai Les religieux hériteront-ils de la terre ? (Shall the Religious Inherit the Earth ? : Demography and Politics in the Twenty-first Century) publié en 2010, le politologue canadien Eric Kaufmann avait déjà étudié les implications du déclin de la sécularisation libérale face à la montée du conservatisme religieux et leur signification pour l’avenir de la modernité occidentale en s’appuyant sur des recherches démographiques, et notamment sur le taux de fécondité. De nombreux démographes se sont parfois lourdement trompés lorsqu’ils ont émis des prédictions à long terme. Il n’empêche que qu’à court et moyen terme, les Juifs ultra-orthodoxes seront plus nombreux, plus présents et plus visibles parmi la population juive de Belgique.

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Bernard Monique
Bernard Monique
2 mois il y a

Pourquoi ne parle t-on que des communautés juives d’Anvers et de Bruxelles ? Il n’y aurait donc pas de juifs en Wallonie ?!

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