Dans quelle mesure avez-vous choisi de mener votre enquête entre 1880 et 1930 au cœur de Cureghem, ce quartier immigré d’Anderlecht principalement habité par des Juifs étrangers pendant cette période ?
Yasmina Zian Le point de départ de mes recherches porte sur la radicalisation de l’antisémitisme après la Première Guerre mondiale. Il est établi que la Belgique est, à la fin du XIXe siècle, perçue comme une terre d’accueil grâce à ses lois libérales. Par ailleurs, bien qu’il y ait des personnalités politiques comme Edmond Picard et Jules Destrée qui sont connus pour leurs textes antisémites, elles n’exercent pas la même influence que leurs homologues français, allemands ou autrichiens. Cela signifie-t-il pour autant qu’il n’y ait pas d’antisémitisme en Belgique ou qu’il soit inoffensif ? Pour répondre à cette question, je me suis donc intéressée à la surveillance exercée par les agents de la Police des étrangers sur les Juifs étrangers de Cureghem, entre 1880 et 1930. Fortement stigmatisé, ce quartier est identifié comme pauvre, étranger et juif par les forces de l’ordre. Au cours de mes recherches, j’ai pu constater qu’ils sont la cible de surveillances accrues qui entraînent une stigmatisation, voire une criminalisation particulière de la part des autorités belges. Illustrée par des récits de vie et des archives des forces de l’ordre, cette recherche dévoile l’existence de stéréotypes judéophobes au sein de la Police des étrangers et leur utilisation pour justifier des discriminations envers les Juifs. En somme, je me suis efforcée de montrer comment on passe de représentations nourries par un imaginaire antisémite (déicide, colporteur escroc, judéo-boche, judéo-bolchévique) à des pratiques bien concrètes de stigmatisation, de discrimination et de criminalisation d’une catégorie particulière : les Juifs étrangers de Cureghem à Anderlecht.
Vous précisez bien qu’il n’y a pas de législation antijuive qui les vise, mais vous relevez l’existence d’un antisémitisme « latent », « larvé » ou « ordinaire ». Pouvez-vous expliciter ces expressions en rappelant leurs contours ?
Y.Z. Présent au sein d’une institution publique, l’antisémitisme ordinaire se caractérise par des pratiques et des représentations négatives des Juifs qui sont généralement cachées ou larvées, mais qui se dévoilent dans certains contextes historiques, ou à l’occasion de rapports de pouvoir, notamment avec les agents de l’État qui, sur le terrain, opèrent avec une rigueur excessive la surveillance des individus dont ils ont la charge, outrepassant parfois l’esprit du législateur. Ces pratiques discriminantes alimentées par un imaginaire antisémite affectent considérablement la vie quotidienne de ces Juifs étrangers.
Vous distinguez trois périodes et chacune d’elle se rapporte à une figure stéréotypée de Juif étranger. Quelles sont-elles ?
Y.Z. Entre 1880 et 1914, la Police des étrangers se focalise sur la figure du « colporteur juif ». Généralement originaire des Pays-Bas, il est considéré par la Police des étrangers comme un escroc agissant en toute impunité. Le stéréotype du Juif trompeur est largement répandu au sein des forces de l’ordre, et il rend légitime les mesures discriminatoires à leur égard. Grâce à quelques cas de colporteurs juifs hollandais condamnés pour tromperie, la Police des étrangers justifie des surveillances spéciales des Juifs étrangers de Cureghem qu’elle désigne notamment « colonie hollandaise d’Anderlecht ». Si l’administration note autant dans ses rapports la « religion » que la nationalité hollandaise des colporteurs juifs, seule la judéité est associée aux accusations de roublardise. Elle apparaît comme une circonstance aggravante.
Entre 1914 et 1918, la nouvelle figure négative du Juif est celle du judéo-boche. La mention « juif » est-elle à nouveau une circonstance aggravante ?
Y.Z. Oui. Cette fois-ci, la figure négative du Juif apparaît dans un contexte de gestion nationaliste des étrangers, à l’entrée et à la sortie de la guerre. Les mesures discriminatoires visant les Juifs témoignent de la force des représentations associant le Juif au profiteur, au collaborateur. Il est également associé à l’Allemand, ennemi de la Belgique. Il peut aussi être perçu comme son auxiliaire. Et à nouveau, dans de nombreux rapports de police, le mot « juif » est toujours accompagné d’une information discréditant l’individu. Comme si cette mention « juif » qualifie plus le crime qu’elle ne le justifie, comme c’était le cas des discours des agents selon lesquels le colporteur juif trompe parce qu’il est juif, parce que c’est dans sa nature.
La troisième période que vous examinez, les années 1920, est marquée par de nouvelles vagues migratoires qui entraînent cette fois la criminalisation des Juifs polonais. Quelles en sont ses particularités ?
Y.Z. Les Juifs polonais de Cureghem sont doublement suspectés par les forces de l’ordre : d’une part pour leur possible accointance avec le communisme, et d’autre part parce qu’ils peuvent être membres d’un réseau produisant des faux papiers. La figure du judéo-bolchévique est exacerbée par le contexte anticommuniste de cette période. À travers mes recherches, j’ai pu observer que les forces de l’ordre ont eu une attitude criminalisante envers les Polonais juifs de Cureghem. S’il est normal que dans le cadre du travail des forces de l’ordre – et tout particulièrement de la Police des étrangers – la nationalité apparaisse dans les documents, il est étonnant qu’elle soit soulignée en rouge ou encore que la mention « juif » y soit présente, créant le syntagme stigmatisant de Juif-polonais-criminel potentiel ou réel. Enfin, on s’aperçoit aussi que les représentations de la Police des étrangers envers le Polonais catholique diffèrent de celles envers le Polonais juif. Dans un texte portant sur la politique migratoire à adopter à l’égard des Allemands, des Polonais et des Russes, et dont on comprend au fil de la lecture qu’il vise principalement les Juifs de ces trois nationalités, la Sûreté publique déclare : « La plupart appartient d’ailleurs à l’élément juif et nous savons par exemple que le Juif ne travaille pas ou peu. » Cette citation rappelle que l’identité juive pour l’agent dépasse la question de l’origine et suppose un comportement asocial de la part de cette catégorie d’étrangers, en l’occurrence des Juifs polonais.
Peut-on alors parler d’un antisémitisme institutionnel ou structurel ?
Y.Z. Selon moi, on peut tout à fait parler d’antisémitisme institutionnel et structurel. Il est présent au sein des institutions et des structures belges sans qu’il soit porté par un projet politique antisémite. Il est latent dans les imaginaires, les mentalités, les représentations, l’humour, et il mène à une stigmatisation qui elle-même entraîne des discriminations. Ce sont des représentations qui se traduisent en actes. C’est la raison pour laquelle on peut parler d’un habitus xénophobe chargé d’une composante antisémite au sein des forces de l’ordre. Les étrangers sont d’abord suspects dans leur généralité. Et ensuite, afin de les surveiller, ils sont compartimentés par nationalité, profession, genre… et ces catégories permettent la constitution de portraits-robots. Si une personne est porteuse de plusieurs stigmates, elle sera particulièrement surveillée et donc discriminée par rapport à un autre individu qui passe sous les radars. Et dans tous les cas, la judéité constitue une caractéristique dévalorisante et une circonstance aggravante.
Un antisémitisme institutionnel
L’originalité et l’intérêt de la recherche de Yasmina Zian résident dans la question centrale qu’elle soulève : une société libérale dépourvue de législation antisémite peut-elle stigmatiser, discriminer et criminaliser les Juifs ? En concentrant ses recherches sur les Juifs étrangers vivant dans le quartier populaire de Cureghem à Anderlecht, Yasmina Zian montre comment ces Juifs deviennent la cible d’une surveillance particulière des forces de l’ordre et comment celle-ci produira des comportements et des pratiques les discriminant et les criminalisant.
La Belgique n’est pas un État antisémite comme l’Empire tsariste, la Deuxième République de Pologne, le Royaume de Roumanie mais, sans la moindre loi antisémite, des Juifs y sont malgré tout discriminés dans leur vie quotidienne. Cette situation correspond à une notion très en vogue aujourd’hui pour qualifier les discriminations subies par les populations issues des immigrations du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient : le racisme institutionnel.
En effet, durant la période étudiée, à savoir entre 1880 et 1930, les Juifs étrangers de Cureghem subissent de réelles discriminations générées par des logiques institutionnelles et des pratiques administratives. Cet antisémitisme institutionnel induit ainsi des comportements discriminatoires qui ont pour effet de perpétuer les inégalités vécues au quotidien par les Juifs étrangers de Cureghem. Ce qui singularise la situation de cette catégorie discriminée ainsi que celle des Juifs de Belgique en général durant cette période, c’est l’inexistence de législation, d’institutions et aussi de mouvements politiques et sociaux condamnant l’antisémitisme. En somme, il n’y a pas de loi pénalisant l’antisémitisme, ni de Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, ni de Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. La Belgique des années 1880-1930 n’est certes pas officiellement antisémite, elle n’a pas pour autant mis l’antisémitisme hors-la-loi, ni décidé de faire de la lutte contre ce fléau un objectif politique.
Concernant la dimension xénophobe de cet antisémitisme, le livre de Yasmina Zian nous permet aussi de voir que le travail des forces de l’ordre n’a pas tellement évolué sur la question de la surveillance de certaines catégories, ni sur les discriminations qu’elle engendre. On pourrait même considérer qu’il y existe une généalogie dans les pratiques policières envers les étrangers et que cette problématique est plus ancienne qu’elle ne paraît.
Même si cela n’entame en rien la qualité de son enquête, il est dommage que Yasmina Zian nourrisse des réserves envers les historiens de l’antisémitisme qui, à l’instar de Joël Kotek, soulignent l’existence d’un habitus antisémite séculaire propre à la Belgique. Loin de nier ou de minimiser la composante xénophobe de l’antisémitisme que subissent les Juifs étrangers entre 1880 et 1930, ces historiens estiment qu’il ne peut être réduit à cette composante. Les discriminations que font subir les agents de la Police des étrangers aux Juifs de Cureghem sont nourries aussi par un imaginaire de préjugés judéophobes ancestraux largement alimentés par la propagande de l’Église catholique dont le prestige et l’autorité sont encore réels entre 1880 et 1930. Les préjugés visant les Juifs, ressassés pendant des siècles et n’ayant pas disparu, sont le terreau dans lequel les pratiques antisémites ordinaires des agents des forces de l’ordre ont pu s’enraciner au cours de cette période. C’est entre 1880 et 1920 que les Juifs se voient simultanément reprocher une conjuration internationale et endosser la responsabilité de la diffusion du communisme et du capitalisme. C’est aussi durant cette période qu’on assiste à la construction d’un antisémitisme fondé sur des critères raciaux qui se nourrit encore d’un imaginaire forgé par l’antijudaïsme chrétien. Comme le souligne bien Joël Kotek dans un entretien qu’il nous a accordé : « Si l’antisémitisme s’apparente par bien des aspects à la xénophobie et au racisme, il ne se réduit ni à l’un ni à l’autre. L’antisémitisme doit être envisagé comme une pure construction sociale qui pose le Juif, non en un être forcément inférieur (racisme) ou étranger (xénophobie) mais en responsable des malheurs du monde, du “what went wrong” : épidémies, catastrophes naturelles, invasions, assassinats d’enfants, krachs boursiers, etc. Les Juifs concentrent les angoisses, cristallisent les peurs. Ils incarnent tout à la fois ceux que l’on méprise (« le pauvre ») et ceux que l’on jalouse (« le riche »), ceux qui vous menacent (« l’intellectuel/le commerçant concurrents ») ou que l’on craint (« le capitaliste, le communiste »). »