Regards croisés : Le judaïsme, une tradition éminemment politique

Nicolas Zomersztajn
En dépit de divergences liées à la foi et à la pratique religieuse, Juifs libéraux et Juifs laïques partagent une vision commune de l’engagement éthique et moral dans la Cité. Le dialogue entre Delphine Horvilleur, rabbin du Mouvement juif libéral de France, et Benjamin Beeckmans, président du CCLJ, l’illustre admirablement.
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Vous êtes juive et très attachée à la laïcité. N’avez-vous jamais été tentée par les courants juifs laïques ?

Delphine Horvilleur J’ai toujours considéré mon judaïsme comme un dialogue entre différentes dimensions : culturelle, historique, mémorielle, civilisationnelle et politique. Mais il y aussi une dimension profondément liée à mon rapport au Texte et à l’exégèse, ce qui fait de moi une juive religieuse même si mon judaïsme est protéiforme. Comme je crois à la force du rite religieux et à sa puissance de transmission dans le judaïsme, je me rattache à la tradition religieuse. Et peu m’importe la manière et l’état d’esprit avec lesquels les gens interprètent le rite.

Benjamin Beeckmans Nous ne sommes pas forcément en opposition sur la question du rite car nous croyons aussi en la force du rite d’autant plus que les Juifs ont la chance de posséder une tradition ritualisée. Nous aurons plus tendance à insister sur la réinterprétation et l’actualisation de ces rites dans lesquelles la question de la croyance n’est qu’un élément parmi d’autres. Ce qui nous importe c’est de transmettre un judaïsme moderne en y trouvant un sens où la croyance n’est pas centrale. Tout cela ne nous empêche pas de nouer un dialogue étroit avec des Juifs libéraux ou réformés et de travailler ensemble sur nos textes et nos rites.

D. Horvilleur Le rite a évidemment le mérite d’assurer la transmission de traditions qui pourront faire l’objet de réinterprétations. Ainsi, concernant la circoncision, je rencontre parfois des couples qui me demandent de ne pas procéder au geste traditionnel d’ablation du prépuce. La transmission d’une parole d’appartenance de l’enfant au judaïsme sans le geste leur suffit. J’entends très bien leur souhait mais je demeure convaincue que la pérennité du judaïsme passe par des supports sur lesquels viennent se greffer d’autres langages que chaque génération introduira. Personne ne mettra les mêmes mots sur tel ou tel rite mais il permet d’inscrire le judaïsme dans la durée.

Surinvestir le rite ne comporte-t-il pas un danger pour le judaïsme ?

D. Horvilleur Le danger apparaît lorsque le rite n’a rien d’autre à dire que lui-même. J’aborde cette question avec les enfants du Talmud Torah où j’enseigne. Je leur demande ce qu’il se passe si je laisse tomber par terre la Hallah de Shabbat. Lorsqu’ils me répondent que c’est très grave, j’essaie de leur expliquer que ce n’est pas le pain qui est sacré. C’est le symbole du partage qui est sacré, c’est-à-dire la possibilité de l’hospitalité et de soucier de l’Autre. Le rite nous fait courir une menace d’idolâtrie du rite. C’est la raison pour laquelle, il faut constamment veiller à ce que le rite soit le support de la pensée. C’est tout le paradoxe du rite : on a besoin de lui mais s’il n’est là que pour lui-même, on sombre dans l’idolâtrie.

B. Beeckmans J’ai bien conscience que la croyance ne doit pas être confondu avec la superstition et que le rite ne doit pas être idolâtré. Mais je sais aussi que la laïcité juive n’est pas synonyme d’ignorance. Les Juifs laïques ont un véritable travail d’éducation à faire pour qu’ils puissent trouver les mots et la manière de s’approprier le judaïsme. Quand nous parlons des rites, nous essayons d’aller plus loin que des pratiques liées à la religion. Cela englobe la culture, la nourriture, le folklore, les services à la communauté et une forme d’engagement politique qui nous relie à notre judéité.

Comment expliquez-vous que ce sont précisément dans vos courants respectifs qu’on trouve une implication aussi active dans la vie de la Cité ?

D. Horvilleur Le judaïsme se rapporte à une manière d’être au monde et d’interagir avec le monde. Dans les mouvements juifs laïques et les courants plus progressistes du judaïsme, il y a une conscience particulière que le judaïsme est une tradition éminemment politique au sens noble du terme. C’est surtout dans le cadre du dialogue interreligieux que je m’aperçois que le propre du judaïsme c’est de placer sa parole et son action dans un cadre politique. Comme si les Juifs se fichaient de la spiritualité alors que les représentants des autres religions ne cessent de parler de quête spirituelle. Ce qui signifie que le judaïsme ne peut être déconnecté d’un engagement éthique et politique. C’est particulièrement vrai pour les Juifs laïques et les Juifs religieux progressistes car ils ont été amenés à s’interroger sur leur rapport à la Cité et leur manière d’être Or La Goyim (la lumière des nations) depuis l’entrée des Juifs dans la modernité. Cette interrogation porte nécessairement sur leur rapport à l’altérité, aux étrangers, aux minorités, aux discriminés, etc.

B. Beeckmans Même si ce n’est pas toujours formulé explicitement, cette relation à l’Autre nous lie à des valeurs et à des vertus que nous transmettons de génération en génération et sur lesquelles nous ne cessons de nous interroger. Et comme le judaïsme ne possède pas de clergé ni de canon rigide, il y a une liberté d’interprétation qui est laissée à chacun d’entre nous pour décider comment agir conformément à ces valeurs. Cela nous conduit aussi à nous interroger sans cesse sur le sens des actes que nous posons en tant que Juifs.

D. Horvilleur Ce qui est éminemment juif dans ce que Benjamin Beeckmans exprime se retrouve évidemment dans le rapport au texte dans la tradition juive : un texte peut être compris différemment. Ce qui laisse une place à différentes interprétations mais aussi au doute. Cela fait de nous tous des Juifs en dépit des adjectifs que nous ajoutons à ce substantif, c’est cette volonté de laisser une place pour une autre compréhension, une autre interprétation. Dans notre implication dans la vie de la Cité, cela nous permet d’être plus sensible à la condition de l’Autre, de l’étranger. Ce n’est pas étonnant que la phrase biblique « souviens-toi que tu étais un étranger » soit devenue un leitmotiv pour les Juifs. C’est pourquoi je me sens très à l’aise avec tous ceux qui laissent de la place à l’incertitude. Là où le dialogue devient difficile, c’est lorsque je me retrouve face à des gens convaincus de détenir la vérité. Malheureusement, une partie du monde juif n’échappe pas à ce fléau.

Le dialogue n’est-il pas également devenu difficile avec certains courants radicaux de l’antiracisme et du féminisme ?

D. Horvilleur Malheureusement, la radicalisation de certains courants antiracistes et féministes entraine un repli et un refus d’entendre l’Autre alors que les mouvements auxquels ils appartiennent se sont historiquement illustrés par la place qu’ils ont toujours laissée à l’Autre. Je suis évidemment troublée lorsque j’entends qu’il faut être une femme pour dénoncer le sexisme, un homosexuel pour lutter contre l’homophobie, un noir pour combattre le racisme, un Juif pour s’attaquer à l’antisémitisme, etc. Cette vision identitaire témoigne d’une négation de notre héritage universaliste. Comme s’il y avait une incapacité humaine à faire preuve d’empathie et qu’on ne peut compter que sur ses semblables pour se défendre. Cette vision de l’antiracisme et du féminisme est une catastrophe car la force de nos sociétés modernes et de l’héritage juif réside dans la primauté accordée à l’empathie, c’est-à-dire à une possibilité de se soucier de l’étranger même si nous ne le sommes plus aujourd’hui. Il est tout aussi troublant de voir des discours de pureté se développer chez les antiracistes et les féministes les plus radicaux. C’est d’autant plus troublant que ces tendances s’affirment dans un contexte de pandémie très propice aux discours de pureté et d’exclusion. C’est mauvais pour tout le monde, et surtout pour les Juifs qui sont les premiers à être accusés de contaminer la société. Comme ils incarnent la porosité, les Juifs sont toujours considérés comme ceux qui sont semblables et différents à la fois. Cette vision particulière des Juifs les place dans une position de vulnérabilité qu’une pandémie ne peut qu’exacerber.

B. Beeckmans Cette situation est dramatique. Ceux qui devraient être nos alliés naturels dans cet élan de solidarité préfèrent être emportés par un mouvement centripète de repli identitaire et de hiérarchisation des souffrances. Paradoxalement, ils recréent de la discrimination là où la solution au problème réside plutôt dans la reconnaissance d’un héritage commun et universaliste. Cette érosion progressive de ce qui nous rassemble et cette assignation identitaire exclusive me heurte profondément. Personnellement, j’ai des identités multiples qui me nourrissent et m’enrichissent. Je ne pourrai jamais être assigné exclusivement à l’une d’entre elles. Et si ensuite, on m’empêche de faire preuve d’empathie pour ceux qui sont différents de moi, cela me prive complètement de mon humanité.

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