A l’heure où l’actrice Gal Gadot est jugée « trop blanche » pour jouer Cléopâtre, et Scarlett Johansson « trop femme » pour un personnage transgenre, notre rapport culturel à l’altérité semble, plus que jamais, menacé. On était pourtant bien partis. La modernité avait son lot de promesses : universalisme, égalité, lutte contre les discriminations, féminisme et, pour la France, la fameuse laïcité… Le progrès semblait voué à porter l’individu pour en faire un être libre. Mais en 2021, le visage que tend à prendre une certaine gauche s’éloigne dramatiquement de ces idéaux qui constituaient, pourtant, nombre de ses piliers.
« N’essaye pas de comprendre l’autre, tu ne le peux pas », « ne parle pas de lui, sa vie lui appartient », « l’empathie n’existe pas, c’est une appropriation déguisée ». C’est cette petite musique inquiétante que nous dépeint et nous explique Caroline Fourest dans son dernier ouvrage, Génération offensée, publié chez Grasset.
« En mai 1968, la jeunesse rêvait d’un monde où il serait « interdit d’interdire ». La nouvelle génération ne songe qu’à censurer ce qui la froisse ou ‘’l’ offense’’ ». Dès les premières lignes, le nœud du problème est posé. Là où les militantismes d’hier émancipaient, ceux d’aujourd’hui infantilisent… Là où ils cherchaient à souligner l’humanité commune, ils n’aspirent plus qu’à pointer les différences comme si elles étaient une valeur ajoutée et non un fait.
L’offense est au cœur de ce nouveau mode de pensée « woke » anglo-saxon qui se décline sous un nombre croissant de termes, de plus en plus présents dans notre quotidien médiatico-numérique : « racisé », « genré », « appropriation culturelle », « black face », « privilège blanc » … Autant de concepts brandis, entre autres choses, pour empêcher le débat d’idées, l’instruction ou l’art. Trois domaines visiblement chers à la journaliste, car en filigrane tout au long du livre.
On y sent, en effet, son inquiétude légitime pour une jeunesse qui semble vouée à la haine de soi ou de l’autre et qui ne comprend pas que l’immensité de la palette humaine implique, forcément, la confrontation d’opinions contraires.
On sent aussi une autre grande crainte traverser les pages : les conséquences dramatiques pour la culture, notamment le cinéma. Car si l’on n’y prend pas garde, l’envahissant procès en « appropriation culturelle » pourrait finir par tuer une des fonctions premières de la culture : vivre l’Autre et le ressentir, bien au-delà de le représenter.
Renoncements de la gauche
Mais ce qui révolte le plus l’essayiste française, c’est, de toute évidence, la liste de plus en plus longue de renoncements quotidiens. Ceux de la gauche, surtout, qui a renoncé à ses valeurs fondatrices pour prêter le flanc au discours identitaire, jusque-là dada quasi exclusif de l’extrême droite. Ce changement d’angle d’attaque tord les messages militants à l’envi. Ainsi, les mouvances indigénistes n’hésitent pas à user de sectarisme et de ségrégation pour combattre le racisme, quand le féminisme intersectionnel semble considérer que le seul patriarcat valant d’être combattu est blanc et occidental (tout le reste ne ferait que « le jeu du racisme ou de l’extrême droite »).
L’autre grand renoncement, tristement observé dans le livre, est celui du corps enseignant, visiblement dépassé par les événements (surtout aux Etats-Unis, dont les campus sont passés à la loupe par la journaliste). « La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, ni à un parti, ni à une passion, ni à un intérêt, ni à une idée préconçue, ni à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se soumettre, ce serait cesser d’être ». Nous sommes nombreux à l’avoir entendue, cette citation d’Henri Poincaré, martelée aux étudiants de l’ULB dès leur arrivée à l’université. Et pourtant. Caroline Fourest le sait, cela n’a pas empêché des groupuscules de tenter d’étouffer la pensée – action qui, visiblement, leur faisait peur.
Pour autant, malgré la force de conviction qu’on lui connaît et l’urgence du sujet, elle nous livre ici un ouvrage écrit avec pondération, nuance et humour. L’empathie bien présente n’y cède jamais au pathos, et l’argumentation n’y vire jamais croisade. Une bouffée d’oxygène.