La Zone d’intérêt

Florence Lopes Cardozo
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Jonathan Glazer a toujours su qu’il travaillerait sur cette période de l’Histoire. C’est dans le roman de Martin Amis qu’il a trouvé son inspiration. De quoi traite-t-il ? De la vie du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, et de sa famille, évoluant paisiblement dans « la Zone d’intérêt ». Cet « Interessengebiet » désignait le périmètre de 40 km carrés qui entourait le camp d’Auschwitz. Tels des logements de fonction, les bourreaux, militaires et civils postés côté allemand y occupaient de confortables habitations. Ce terme entendu par les nazis, tout comme celui de « la solution finale », témoigne de cette sinistre sémantique.

Le réalisateur consacrera quelque dix années à se documenter minutieusement sur le quotidien du couple, à fondre leur mode de vie dans son scénario, à mûrir son écriture cinématographique, à répliquer la maison des Höss quelques centaines de mètres plus loin, à élaborer son dispositif de prises de vue multiples et complexes, et à finaliser son film exigeant. Et c’est dans un contraste qui frise l’absurde qu’on découvrira la vie bucolique de cette famille en symbiose avec la nature. L’entretien minutieux de la propriété, les dialogues fonctionnels, l’obsession de la propreté, la connivence avec le système, les occultations et les verrouillages, tant au sens propre que figuré, confèrent à ce tableau un air de maison… de Barbie. Reste au spectateur à superposer ses propres projections et connaissances sur la Shoah sur ce cadre coloré, statique et impassible : « Le cœur se trouve dans le foyer, même s’il avoisine un abattoir », souligne le réalisateur.

La forme au service du fond

Jonathan Glazer fait ici le choix d’un langage minimaliste, épuré, volontairement plat et sans relief, vidant les personnages de toute substance. Ce n’est pas tant les Höss que le mur qui sépare ces résidences débonnaires de l’usine de la mort qu’il investit. Le sujet de son film, ajuste-t-il, est le cloisonnement.

Contrairement aux représentations « classiques » de la Shoah – tels Nuit et Brouillard d’Alain Resnais ou La liste de Schindler de Steven Spielberg –, l’horreur apparaît ici en creux. À ce positif familial s’imprime la négation de l’humanité ; à ce cadre fignolé surgit un hors champ effroyable et sans limites. Glazer pousse encore plus loin sa réflexion en se référant à la philosophe Gillian Rose, qui imagine une représentation qui nous rapprocherait émotionnellement et politiquement du bourreau, plus que nous l’aurions pensé. Car, si le film traite indéniablement de la Shoah, il interroge aussi notre sensibilité contemporaine. À l’heure où toute l’information du monde défile dans notre main, où se situe la frontière entre le proche et le lointain ; à partir d’où quelque chose nous touche ou ne nous concerne plus ; à partir de quelle distance sociale, géographique ou culturelle, un humain devient-il insignifiant ? Ne détournons-nous pas chaque jour le regard, notamment, face à des pratiques intolérables qui rendent nos conforts occidentaux acceptables ?

La force de suggestion à laquelle Jonathan Glazer nous confronte résulte d’une réflexion brillante sur la conception, l’image, le son, les dialogues, le jeu des acteurs, lesquels nous aspirent littéralement, 1h45 durant.

Pour ce faire, le réalisateur s’est entouré de talents tels que Łukasz Żal, directeur de la photographie, nommé deux fois aux Oscars pour son travail sur Ida et sur Cold War ; Mica Levi/Micachu, la compositrice expérimentale avec laquelle il avait également travaillé sur son film Under The Skin (2013) ; de concepteurs d’images et de sons – vous comprendrez – et des excellents acteurs allemands, Christian Friede et Sandra Hüller (qui a également joué dans Anatomie d’une chute de Justine Triet, Palme d’or 2023). Mention spéciale également pour les seconds rôles.

Mais à vrai dire, il est des films où il vaut mieux en savoir le moins possible pour vivre une expérience totale. Le quatrième opus de Jonathan Glazer en fait partie. À vous d’emprunter votre propre chemin émotionnel et mental au cœur de cette fiction documentée, rappelant à certains égards l’arène de The Truman Show de Peter Weir, ou le point de vue subjectif du film de Laslö Nemes, Le Fils de Saul, ici, côté tortionnaires. Bonne expérience participative à vous, accompagnée de sons vibrants, de notes inquiétantes et de réflexions personnelles, politiques et philosophiques.

La Zone d’intérêt

Un film de Jonathan Glazer

Durée 1h45

Sortie en salles : le 31 janvier 2024

Grand Prix du Festival de Cannes 2023

Trailer : https://www.youtube.com/watch?v=r-vfg3KkV54

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